Repères éthiques

L'établissement d'une démarche éthique en institution sociale et médico-sociale:
fondements théoriques

Les auteurs: Bemben L., Kalis, C., Rozenberg, J.

1) Introduction

Lors d’un précédent écrit[1], nous avions abordé la question de l’intention éthique, c'est-à-dire de l’orientation et des enjeux éthiques que comporte toute démarche d’accompagnement auprès de personnes vulnérables. Cependant, si ce développement nous avait permis d’indiquer quelques notions nous paraissant essentielles pour les institutions (l’interdisciplinarité, l’articulation entre textes officiels et pratique effective), il n’abordait pas réellement les fondements théoriques et la mise en place concrète d’un outil de réflexion et de décision.

Ce « Repères éthiques » vise précisément à approfondir nos précédents travaux, en vue de proposer une réflexion sur la question du socle théorique nécessaire à toute mise en place d’une démarche dans la réalité quotidienne des établissements sociaux et médico-sociaux. Il s’articulera avec une prochaine parution s’intéressant aux aspects pratiques d’un tel projet, afin de constituer au final un triptyque liant intention, théorie et pratique sur la question de l’éthique au sein du dispositif institutionnel.

Au sein de ce second volet, nous porterons donc notre regard sur les différentes dimensions de l’éthique existant dans le champ de la science et de la philosophie. S’il n’est pas possible d’être réellement exhaustif dans ce domaine, nous tenterons cependant de proposer un aperçu relativement global des notions couramment retrouvées dans les structures. Notre but sera de dessiner un « paysage théorique » sur lequel s’appuieront nos futurs travaux concernant la mise en œuvre effective d’un dispositif de mise en sens des pratiques et des décisions.

Dans cette optique, nous aborderons en premier lieu quelques considérations étymologiques afin de différencier la « construction » et l’ « établissement » d’une démarche éthique ; en tentant de montrer qu’il s’agit d’affermir et de solidifier l’assise de pensée plutôt que de simplement empiler une somme disparate de concepts et de notions.                                       

Cela nous permettra de présenter, par la suite, différentes dimensions de l’éthique, au nombre desquelles nous compterons l’humanisme, la déontologie et la téléologie, l’altérité ainsi que l’apport contemporain du champ de la neuroéthique.

Ce premier regard s’articulera avec une présentation de différentes valeurs, considérées comme des pivots de la réflexion éthique. A ce propos, la dignité, la liberté, la fragilité ou encore la justice seront essentielles pour la suite de nos recherches.

Enfin, cet ensemble conceptuel sera étayé par une présentation de quelques pensées de l’éthique, comme autant de manières d’aborder ce domaine et de l’opérationnaliser dans la réalité.

Une conclusion viendra enfin résumer notre propos et l’inscrire dans le cadre plus vaste de ce « triptyque éthique » en cours d’élaboration. 

2) Considérations étymologiques

Si nous avons précisé, dès le titre de cet écrit, nous intéresser à l’établissement d’une démarche éthique au sein des institutions sociales et médico-sociales, c’est en raison de l’étymologie de certains de ces termes.

Comme nous avons pu l’indiquer lors d’un précédent écrit[2], le terme « éthique » provient du grec « Ethikos » (« moral »), lui-même dérivé de « Ethos » (mœurs). Nous avions alors remarqué qu’il se différenciait peu, à l’origine, d’un autre concept qui était celui de la morale. Cette dernière, provenant du latin « Mores » (« mœurs »), semblait en effet couvrir le même domaine de pensée, qui est celui de la réflexion sur les valeurs et les idéaux à la source de l’action ou de la décision.

Nous avions pu, cependant, indiquer qu’en leur sens contemporain, l’éthique et la morale possédaient deux significations distinctes : la morale est classiquement perçue comme l’institution de règles déterminant le caractère acceptable ou non de l’action, tandis que l’éthique suppose davantage une réflexion sur son ajustement au contexte. Dans le cadre de cet écrit, nous prendrons donc en compte ce sens actuel, hormis lorsqu’il sera question des aspects historiques dans lesquels cette différenciation pourrait nuire à la compréhension du propos.

Par ailleurs, si nous avons souhaité réfléchir à l’ « établissement » d’une démarche éthique, c’est également en raison de l’origine de ce terme. En effet, nous aurions tout à fait pu en aborder la « construction », tant cette expression se rencontre fréquemment au sein des institutions.

Ce serait cependant oublier une distinction essentielle. Le terme de « construire » nous provient du latin « construo », signifiant « entasser, bâtir ». Construire, c’est donc créer une structure par juxtaposition et empilement d’éléments.

De son côté, « établir » provient du latin « stabilire », signifiant originellement « faire se tenir solidement, affermir ». Il est donc davantage question, ici, de la solidité et de la cohérence de l’ensemble créé plutôt que de la simple mise en commun de ses divers éléments constitutifs. Métaphoriquement, il est possible de dire qu’aussi imposante soit une construction, elle n’en restera pas moins fragile si ses fondations ne lui apportent aucune stabilité.

De notre point de vue, il s’agit donc de réfléchir à ce qui permettrait, au sein des structures, d’affermir une démarche à même de promouvoir l’éthique. Au-delà de sa construction, c’est en effet dans sa solidité (théorique comme pratique) que nous semble résider la possibilité d’une pensée de l’action institutionnelle à même de favoriser la reconnaissance et le bien-être des sujets accompagnés.

Afin d’établir les bases de notre démarche, nous allons à présent aborder quelques notions théoriques. Ces dernières constituent de précieuses bases de réflexion dont la mise en œuvre pratique ne saurait se dispenser : davantage que des éléments à entasser, ils permettront donc d’affermir notre pensée pour l’établissement d’une démarche solide et cohérente.

3) Notions théoriques

Comme nous l’avons indiqué précédemment, il paraîtrait hasardeux d’aborder la question de la démarche éthique sans, au préalable, présenter certaines notions théoriques délimitant ce champ de réflexion. Ce domaine étant particulièrement étendu et disparate, nous en indiquerons ci-après quelques aperçus nous semblant utiles pour établir des pierres d’assise conceptuelles.

A) L’éthique et ses dimensions

a) La dimension humaniste

La démarche éthique en institution étant, avant tout, une manière de penser la valeur d’une action ou d’une posture à destination des hommes, il nous a semblé intéressant de débuter notre présentation théorique par un bref regard sur la notion d’humanisme. En effet, l’impact de ce courant intellectuel de la Renaissance sur les pratiques contemporaines nous semble être particulièrement important à saisir. Dans sa préoccupation pour l’homme et de la place que ce dernier occupe dans le monde se trouve, peut-être, un des éléments essentiels de cette trame de pensée permettant de donner sens à nos pratiques à l’égard d’autrui.

Une vision positive de l’être humain

De manière générale, l’humanisme se caractérise par un intérêt pour le savoir, mais surtout par une vision positive de l’homme lui-même. Perçu comme un être foncièrement bon, l’humain est, dans la vision humaniste, à même de devenir meilleur pour peu que sa propension à la moralité et à la justice soit stimulée. L’enjeu principal était donc de trouver une manière d’accompagner l’être humain dans l’expression de ses potentialités. En effet, l’humanisme ne recherchait pas uniquement l’érudition mais percevait plutôt cette dernière comme une des conditions de l’expression des tendances naturelles de l’individu.

C’est cette préoccupation particulière que l’on voit apparaître chez Michel de Montaigne, lorsqu’il évoque l’instruction comme une action auprès de l’élève, visant à « le faire plus sage et meilleur »[3], ou encore chez Nicolas Machiavel[4], qui voyait dans l’éducation des princes un des pivots de la transformation sociale (rejoignant l’idéal humaniste, pour lequel c’est en changeant l’homme que l’on change la société[5]).

Ici s’exprime de manière claire la conviction que l’homme peut se développer afin d’affirmer sa propension à être bon et juste. Plus encore, il est question de liberté, car l’homme devient le centre des préoccupations, dans une volonté de transformation de lui-même face aux traditions sclérosantes. C’est dans cette logique que François Rabelais présente l’abbaye de Thélème et son fameux « fais ce que voudras »[6] ; utopie éducative, certes, mais porteuse de valeurs humanistes essentielles telles que la liberté de l’être et son intrinsèque tendance à se comporter de manière morale en dehors des carcans autoritaires et religieux. Rabelais ne dit rien d’autre, en effet, lorsqu’il énonce que « les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu’ils appellent honneur qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice »[7].

L’humanisme, dans cette perception positive, s’oppose donc aux considérations médiévales voulant que l’être humain comporte originellement une part de péché qu’il s’agit de contrôler et de réprimer car toujours en quête des faiblesses humaines par lesquelles s’exprimer[8].

Un retour aux sources : l’héritage grec et latin

Parallèlement aux enjeux d’une instruction optimiste, l’humanisme se caractérisait par la continuation de la redécouverte des écrits anciens (cette dernière ayant déjà été amorcée au sein de la période médiévale occidentale). L’idée maîtresse était que les éléments d’une morale et d’une connaissance à même d’aider l’être humain dans l’expression de ses potentialités se trouvaient dans cette sagesse antique.

Ainsi, dès les 12ème et 13ème siècles en Italie, des penseurs tels que Pétrarque et Lorenzo Valla agissaient pour exhumer des écrits issus de l’antiquité. Ces derniers étaient déjà connus mais avaient fait l’objet de tant de traductions et d’interprétations que leur sens était au mieux incertain, au pire instrumentalisé ou censuré par l’idéologie de l’époque. Par sa préoccupation philologique[9], Valla, notamment, a pu permettre une meilleure appréciation des textes des Anciens (notamment de Platon[10]) par leur étude dans leur langue d’origine.

Cette tendance concernant les textes antiques s’est poursuivie jusqu’aux grandes découvertes des 15ème et 16ème siècles (le Nouveau Monde, la révolution copernicienne, l’amélioration de l’imprimerie par Johannes Gutenberg[11]…), ces dernières amenant finalement les intellectuels à minorer quelque peu l’importance des connaissances antiques face à l’évolution des connaissances scientifiques de l’époque sur le monde et son fonctionnement.

C’est ainsi que Francis Bacon indiquera de manière très explicite que « le savoir dérivé d’Aristote, s’il est soustrait au libre examen, ne montera pas plus haut que le savoir qu’Aristote avait »[12]. En somme, si la sagesse des Anciens n’est pas à exclure d’emblée, il devenait de plus en plus nécessaire de la confronter à la nature telle qu’elle se montrait, afin de ne pas remplacer un culte (religieux) par un autre (idolâtrie des Anciens), tout autant néfaste au regard de l’évolution des connaissances.

Ainsi, d’une posture créant un certain repli sur la connaissance ancienne, l’humanisme a-t-il dû évoluer pour prendre en compte les avancées de sa propre époque et pouvoir, de cette manière, ne pas confondre retour aux sources et limitation de l’avenir. Ceci sera un premier point d’intérêt, à notre sens, pour la construction d’une démarche éthique contemporaine au sein des institutions.

Quel impact sur la démarche éthique ?

La question peut se poser : quelle importance prend ce courant culturel au regard de la pensée générale d’une démarche éthique contemporaine ?

Ce très bref et fragmentaire aperçu historique peut en effet paraître fort éloigné des considérations actuelles au sujet de l’éthique. Ce serait cependant oublier que ces dernières comportent en elles-mêmes une certaine vision de l’homme et de la place qu’il occupe dans le monde. Or, en renouant avec les idéaux de la Grèce antique, l’humanisme classique a promu une perception bien particulière de l’homme : n’étant libre que par l’usage de sa raison (favorisée par l’instruction), c’est par celui-ci qu’il pouvait prendre sa réelle place et développer son potentiel intellectuel et moral.

En cela, les penseurs de la Renaissance (et ceux qui perpétuèrent l’humanisme classique) rejoignaient les considérations des philosophes tels que Platon[13] et Protagoras[14], accordant primauté au rationnel au détriment du subjectif et du mystique. Cette essentialisation de la quête du savoir et de la rationalité a généré une vision de la morale tenant du conséquentialisme. Loin de considérer l’action morale comme relevant d’un ordre supérieur ou transcendant, il était question du « plus grand bien », c'est-à-dire d’un jugement moral basé sur les conséquences mêmes de l’action sur l’être humain perçu comme espèce à protéger dans son ensemble.

Cette protection, au fil des constructions théoriques, s’est donc formalisée au sein d’une morale universaliste, proscrivant toute action contrevenant au bonheur et au développement de l’être ; action évaluée à partir de principes rationnels visant le bien du plus grand nombre. Ainsi, la défense humaniste de la démocratie s’inscrit-elle dans l’idée que ce système politique permet l’accession de tous à la vie politique, tandis que la condamnation de la tyrannie prend racine dans l’impossibilité d’épanouissement de l’ensemble de la population. Il s’agit donc d’un prisme moral situé en dehors de toute mystique et de toute religion : l’humanisme défend la raison et en use pour édifier les critères mêmes de cette défense. Sur ce point, il rejoint l’éthique utilitariste que nous aborderons en infra.

Même si ce courant a connu différentes variations au fil des époques, à l’instar de toute construction culturelle, cette centration sur la rationalité platonicienne n’a que peu évolué jusqu’au 16ème siècle. Ainsi, cette morale particulière se retrouve-t-elle mise en exergue sous la plume de René Descartes[15], que le maintien d’une croyance religieuse n’a pas empêché de considérer l’homme comme « être suprême » en raison de sa capacité à user de la raison.

C’est d’ailleurs à partir de l’humanisme cartésien que nous pouvons évaluer l’impact du courant culturel sur les démarches éthiques actuelles : placer la raison de l’homme comme condition de son statut « dominant » (étant de son devoir de se rendre « maître et possesseur de la nature »[16]), c’est en finalité le placer au centre du monde. Si le fondement même de la primauté rationnelle a été combattu par certains penseurs (dont Martin Heidegger, lui reprochant d’oublier l’essence de l’Etre pour le transformer en animal rationnel[17]), c’est bien sur les implications sociales et éthiques de la suprématie humaine que la force de contestation s’est avérée être la plus prégnante. Au-delà des aspects politiques sous-jacents[18], la dimension radicalement anthropocentriste de ce courant culturel n’a pas été sans conséquence sur la pensée du sujet et, au fil des époques, sur les actions en découlant.

Nous l’avons vu : la logique cartésienne voulant que l’homme se doive de devenir « maître et possesseur de la nature » a pu créer une position le désignant comme centre absolu autour duquel toute règle et toute considération morale devaient être déterminées. Or, placer l’homme en surplomb du monde vivant revient à valoriser la raison en tant que critère de puissance et de légitimité de domination.

Cela a posé une question fondamentale : qu’en est-il des êtres ne répondant pas au critère d’humanité rationnelle tel qu’il était pensé par ses promoteurs ? En effet, l’écueil de pensée émerge assez clairement : lorsqu’un être possède une raison troublée, disparate ou morcelée, souffre-t-il d’un « déficit d’humanité » ? Lorsqu’il bénéficie d’une moindre instruction (n’étant pas un homme « bien né et bien éduqué », selon les critères rabelaisiens), celle-ci se double-t-elle d’une « moindre humanité » ? En poussant cette logique de la raison comme critère de domination légitime sur la nature, ne risquait-on pas de dénier l’humanité de l’autre et de légitimer, finalement, son utilisation en tant qu’instrument ou « matériau social » ? Dans ce registre de déviance, la controverse de Valladolid paraît très significative[19].

C’est dans le dépassement de cet écueil fondamental que la structuralisme a trouvé une de ses racines : lorsque Claude Lévi-Strauss rappelle que l’homme, aussi rationnel puisse-t-il être, existe avant tout dans une structure interagissant avec lui[20], c’est bien l’anthropocentrisme sous-jacent qu’il remet en cause : plus qu’une raison pure et dominante, l’homme est une créature culturelle dont la liberté et la maîtrise absolues lui échappent toujours dans sa dépendance aux autres et aux systèmes dans lesquels il est inséré. Ethiquement, cela a son importance et n’est pas sans rappeler la nature fortement contextuelle des procédures actuellement mises en œuvre au sein de nos sociétés.

Dans cette inflexion de la pensée se trouve peut-être une clef de l’humanisme tel qu’il se conçoit aujourd’hui : puisque l’homme est puissance, et puisque cette puissance n’existe qu’au sein du monde, alors l’homme n’a pas qu’un droit de domination : il a également une responsabilité vis-à-vis des autres et de lui-même en tant qu’élément d’un ensemble.

Cela fera dire à Emmanuel Levinas, par exemple, que l’homme n’est pas sujet parce qu’acteur, mais plutôt sujet parce que « présence au monde »[21]. Pour cette raison, la responsabilité de l’homme est un absolu car il ne peut l’éviter dès lors qu’il perçoit un autre être, c'est-à-dire une autre présence. Cela représente un glissement d’importance : l’autre n’est pas égal à moi-même car doué de raison : il l’est dès lors qu’il expérimente le monde. Cette position se retrouve dans la pensée de nombreux auteurs modernes et contemporains, qui la déploient avec leurs notions propres (Husserl percevant l’autre comme intention ou Sartre comme être radicalement libre, par exemple).

Au regard de la psychologie, cette évolution de l’humanisme a donné lieu à la constitution de la « psychologie humaniste », c'est-à-dire d’une psychologie basée sur une vision positive de l’être humain qu’il s’agit d’accompagner dans sa liberté (la violence et la prédation étant considérées, dans ce courant, comme des signes de désespérance face aux contraintes et conditionnements aliénants). Le regard porté sur l’autre est soutenu par des valeurs telles que la réciprocité et l’acceptation inconditionnelle de l’autre. C’est notamment le postulat de base de l’approche psychothérapeutique centrée sur la personne[22] (Carl Rogers[23]) ou de la Gestalt thérapie de Fritz Perls et Paul Goodman[24].

D’un point de vue éthique, comprendre la manière dont l’humanisme a pu évoluer dans sa représentation de l’homme, passant d’un « anthropocentrisme bienveillant » mais porteur d’écueils à un « hétérocentrisme responsabilisant », c’est finalement comprendre une des bases de l’éthique contemporaine. Car, en tant qu’aidants auprès de personnes en situation de vulnérabilité, nous pouvons tout à fait endosser une posture anthropocentriste ou responsabilisante, en fonction de la puissance que nous nous accordons et du recul construit sur les présupposés culturels de notre action.

Par exemple, un soignant assumant une position humaniste anthropocentriste pourrait considérer que son savoir ou sa maîtrise technique (c'est-à-dire sa rationalité) lui confère un droit particulier sur l’être vulnérable qu’il accompagne. Puisque ce dernier est de « moindre raison que lui » vis-à-vis de critères objectifs (intellectuels, sociaux, moraux), il devient également d’une légitimité moindre dans sa prise de décision. Il peut dès lors se voir imposer des actions et des choix qui ne sont pas les siens mais assénés « pour le bien du plus grand nombre ». Ainsi en a-t-il longtemps été au niveau de la stérilisation des personnes en situation de handicap mental, par exemple.

Le dépassement de ces logiques se trouve peut-être dans la pensée de la responsabilité qu’a amorcé l’humanisme lui-même : parce que l’autre est une présence au monde, un prochain (au sens que SØren Kierkegaard[25] donne à ce terme), il doit donc être accompagné dans l’expression de ses propres valeurs plutôt que dans leur supplantation par celles d’un ordre moral uniquement basé sur une rationalité quelque peu déshumanisée. L’autre est ici un sujet reconnu, et non plus un simple objet d’application morale « légitimement dominé ».

Il nous semble donc avoir relevé, par cette évocation de l’humanisme, deux points d’intérêt pour la construction contemporaine d’une démarche éthique : la nécessité d’articuler l’héritage du passé  avec les connaissances actuelles afin de développer une posture prémunie contre le dogmatisme mais enrichie des constructions passées ; le besoin, peut-être, d’être vigilant à la possibilité d’une position anthropocentriste fort peu propice à l’expression du sujet vulnérable, pour aborder une réflexion sur la responsabilité de l’accompagnant et sa posture reconnaissant la valeur de l’autre en tant que présence au monde.

Mais cette dimension n’est qu’un fragment, une facette de l’histoire de la réflexion sur l’éthique et la place de l’homme. Nous allons à présent en aborder un autre aspect : la nécessaire distinction entre la déontologie et la téléologie, c'est-à-dire entre l’éthique du devoir et celle de la vertu.

b) La déontologie et la téléologie : éthique du devoir et de la vertu

Dans le champ de l’éthique, une distinction est classiquement opérée entre la dimension déontologique et téléologique. Ces aspects, s’ils sont complémentaires et non antagonistes, n’ont pas les mêmes implications et nous amènent donc à les présenter succinctement pour favoriser la construction d’une démarche à même de les concilier.

L’éthique déontologique : la primauté du devoir

Le terme « déontologique », que l’on rencontre fréquemment dans les professions du prendre-soin, trouve son origine dans le grec « deontos » (droit) et « logos » (parole). Etymologiquement, il s’agirait donc de « parler du droit », et par extension d’établir le devoir que ce dernier implique. Cette forme d’éthique renvoie donc classiquement à l’obligation, pour la personne, de suivre des règles indépendamment de son propre bonheur. Ces règles proviennent soit de sa propre conscience morale, soit d’un tiers institutionnel (les lois sociales, les critères théologiques, les codes propres à une profession scientifique…).

Au niveau individuel, cela rejoint le concept d’impératif catégorique d’Emmanuel Kant[26], qui nous dit: « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle »[27]. En d’autres termes, il s’agirait de se comporter en fonction d’une loi estimée bonne par et pour elle-même, indépendamment des inclinations personnelles. Le devoir de l’homme raisonnable se situerait donc dans l’application stricte d’une règle qu’il peut souhaiter universelle ; application suffisante pour juger si l’action est éthique ou non.

Kant donne l’exemple du mensonge : il n’est pas éthique de mentir pour échapper à une situation embarrassante car il est impossible de fonder une loi globale sur cette pratique. Le mensonge finirait invariablement par détruire la loi elle-même en cela qu’il la rendrait impossible à généraliser, lui ôtant son caractère de règle universelle. L’immoralité ne se situe donc pas dans une valeur mais dans une conséquence pratique : si le mensonge pouvait être généralisable et devenir une « maxime de l’homme raisonnable », alors sans doute deviendrait-il éthique au sens kantien du terme.

Au niveau collectif, que la règle provienne d’une loi sociale, d’un critère théologique ou d’un code scientifique, le principe est le même : mon acte devient éthique dans la mesure où il remplit une obligation normative universelle. La règle étant perçue comme intrinsèquement bonne, c’est par son strict respect que mon action peut également l’être. A ce sujet, plusieurs professions médicales et paramédicales possèdent un code de déontologie ancré dans cette logique d’obéissance stricte. Ainsi, les praticiens de la médecine respectent-ils tous le fameux « primum non nocere » hippocratique (« en premier ne pas nuire »), comme une règle déterminant, par son application elle-même, le caractère déontologiquement éthique de l’action.

Ce type d’éthique comporte un certain intérêt pour le professionnel accompagnant des personnes vulnérables. D’une part, il suppose l’instauration d’un socle de « bonnes pratiques » permettant de stabiliser a priori l’action menée. D’autre part, il peut donner lieu à des discussions professionnelles à partir d’une même base, favorisant de fait l’échange et le partage professionnels.

Cependant, il implique également des limites. Certains dilemmes, de par leur dimension singulière, supposent des réponses impossibles à généraliser. Ainsi, toute action dans ce cadre serait immorale au sens kantien, ce qui ne serait pas sans poser de questions quant à la légitimité éthique du professionnel les réalisant. De même, l’aspect temporel est une difficulté fondamentale : la stabilisation de l’action dépend de la loi et de ce qu’elle prévoit a priori. La question ne peut que se poser : que faire face à l’inédit ? A une époque de transformation rapide des réalités (médicales, sociales, conceptuelles…), il devient fréquent d’être confronté à des situations n’ayant jamais eu lieu et ne faisant donc pas partie des consignes normatives inscrites dans un quelconque code de déontologie.

L’éthique déontologique, bien que permettant l’établissement d’un guide moral universaliste, se retrouve donc confrontée à certaines limites infranchissables. Si elle autorise le professionnel à s’appuyer sur une base stable pour penser son action, elle semble cependant devoir s’articuler à un autre type d’approche, à même de répondre aux situations inédites ou fondamentalement particularistes.

En cela, l’éthique téléologique paraît être essentielle à appréhender.

L’éthique téléologique : la primauté de la vertu

Peut-être moins évoquée dans le monde professionnel que la déontologie, la téléologie est pourtant tout autant majeure et fréquente dans son application.

Etymologiquement, ce type d’éthique trouve son origine dans le grec « téléos » (la finalité, la visée) et « logos » (parole). La téléologie renvoie donc à la parole sur la finalité et la visée, c'est-à-dire sur le but même de l’action menée.

Classiquement, l’éthique téléologique vise à circonscrire l’action dans le cadre de la recherche du bonheur. En effet, le bonheur est traditionnellement perçu comme le « souverain bien », notamment depuis Aristote[28]. En tant que chose à rechercher en premier lieu et en finalité, c’est par cette recherche que je peux affirmer la valeur éthique de ma décision ou de mon acte. Dès lors que mon choix est celui d’un accroissement du bonheur de l’homme, il s’inscrit donc dans une démarche dite téléologique.

Dans ce sens, il serait possible de considérer la téléologie et la déontologie comme deux visions radicalement opposées de l’éthique : la première semble « effacer » la recherche du bonheur (notamment celui de la personne posant l’acte) pour lui substituer l’idée de loi, tandis que la seconde place comme seule et unique loi morale l’accroissement du bonheur de tous (dont celui de la personne réalisant l’action).

Cependant, ces deux versants s’articulent plutôt que ne s’opposent ; la recherche du bonheur étant en réalité au cœur même de chaque dimension : la déontologie le suppose dans l’application d’une règle a priori bonne (le bonheur est donc dans le respect de la chose à faire), tandis que la téléologie cherche à l’apposer dans l’action elle-même et ce qu’elle génère a posteriori.

Il ne faut pas oublier, en effet, que le bonheur est une notion complexe, nécessitant un regard sur l’épistémologie du champ dans lequel elle apparaît. Au niveau de l’éthique aristotélicienne, ce terme renvoie spécifiquement au développement des vertus[29] et à l’expression de toutes les potentialités de l’homme (une vision, donc, à la source de l’humanisme classique présenté en supra). 

Ainsi, peut-être est-il possible de considérer ces deux aspects de l’éthique comme complémentaires car poursuivant en finalité le même but par des pensées différentes. Dans le cadre d’une construction de démarche éthique en établissement, cet équilibre entre un bonheur supposé et apposé, nous le verrons, sera au cœur de la réflexion sur l’action institutionnelle.

Qu’il s’agisse d’un bonheur pensé a priori ou a posteriori, celui-ci reste cependant toujours lié à la notion d’être et d’altérité, en cela qu’il s’adresse nécessairement à la personne posant l’acte autant qu’à celle censée en être la destinataire. Ainsi nous faut-il, à présent, aborder la question du soi et de l’autre afin d’éclaircir davantage les bases conceptuelles de notre pensée.

c) Alter et ego : autrui dans la réflexion éthique

Au sein de la philosophie, qu’elle soit classique ou contemporaine, la considération sur l’être et l’altérité est centrale. « Qui suis-je ? » et « Qui est cet autre que je perçois ou imagine ? » sont des questions omniprésentes et d’une redoutable complexité.

S’il est impossible d’embrasser l’ensemble des réflexions à ce sujet, il semble tout de même essentiel d’en aborder quelques unes afin d’envisager la construction d’une démarche éthique à même de réfléchir ce lien si particulier qui réunit l’individu avec cet « autre » qui l’interpelle toujours un peu. Par ailleurs, pour un professionnel de l’accompagnement, pouvoir réfléchir à la nature de l’autre, vulnérable et faisant l’objet de son attention, paraît fondamental dans la constitution d’une posture à même de le préserver.

Penser l’autre, c’est avant tout se penser soi-même. En effet, comment considérer autrui si je ne parviens pas à le distinguer de moi ? Peut-être faut-il donc débuter cette présentation par un abord de ce « moi » et de la manière dont il peut être envisagé.

En cela, un regard sur le terme de « personne » pourrait nous fournir un angle d’approche propice, car il est souvent stipulé que l’autre est une personne à respecter. Or, nous verrons que ce qualificatif n’est pas sans présupposé théorique ni sans implication sur la notion même de « moi ».

La personne et l’ego : du masque à la figure

Pour Dominique Foscheid[30], le terme de « personne » renvoie à la « persona » grecque, c'est-à-dire au masque sous lequel s’avançait l’acteur jouant un rôle dans la tragédie. La personne était donc, plus que l’acteur lui-même, une image ou une idée incarnée le temps de la pièce. Peu à peu, la personne est devenue celle qui est reconnue grâce à son masque, c'est-à-dire métaphoriquement son visage. Du statut d’idée et d’image, elle est donc devenue personnage, et donc forme humaine[31].

Au fil du temps, le terme de personne a pu prendre de multiples sens, mais toujours en conservant cette notion d’acteur et de figure. Par exemple, pour le monde juridique, une personne est avant tout un être qui pose des actes dont il peut répondre. En cela, elle est avant tout un acteur social ayant nécessairement une figure à laquelle imputer une responsabilité (par extension, d’ailleurs, cette figure peut être le nom d’une institution lorsqu’il est question d’une personne « morale »). Ceci différencie l’être de la chose, en cela que le premier possède une responsabilité légale tandis que la seconde n’est qu’un instrument manipulé ne pouvant répondre de son action.

Ainsi, la personne, au sens éthique du terme, pourrait être ce personnage qui pose des actes et en est responsable. Paul Ricoeur dira d’ailleurs, en écho à cette origine, que le « moi est un personnage de roman qui se raconte sa propre histoire »[32]. Peut-être, au niveau de l’éthique, en vue de lui donner sens et d’assumer une certaine responsabilité ?

Cela peut constituer un point de départ essentiel pour tout sujet amené à s’inscrire dans une démarche éthique en institution car il s’agira alors de répondre de ses actes, ce qui suppose au préalable de les avoir pensés pour s’en sentir responsable. Il s’agira aussi de considérer que l’individu destinataire de nos actions possède en lui-même une responsabilité sur sa propre vie, ce qui suppose de l’inclure dans nos démarches en vue de ne pas le transformer en chose (c'est-à-dire de le réifier).

Au niveau de la psychologie, le terme de « personne » renvoie bien souvent à une constellation de concepts lorsqu’il est pensé dans ses liens avec l’être : le Moi, le Je, le Soi, le Self, l’Ego… autant de manières pour désigner, finalement, le sujet conscient du monde et de lui-même dans toutes les facettes de ce conscient (et inconscient, lorsqu’il s’agit de certains courants comme la psychanalyse freudienne ou encore l’ « ego-psychology »).

Cependant, aussi disparates puissent-elles être, ces approches conservent toutes une notion fondamentale au sujet de l’existence de soi : qu’elle soit tout à fait consciente ou comporte une part d’ombre, l’idée du moi n’est jamais perçue comme tout à fait autarcique. L’autre, en tant qu’individu tiers ou qu’environnement, est toujours impliqué dans la perception que le sujet possède de lui-même.

Ainsi, pour Sigmund Freud[33], le mécanisme de constitution du Moi se fonde essentiellement sur le processus d’identification. C'est-à-dire qu’il est nécessaire de se confronter à l’autre pour donner sens et construire ce qu’on considère comme étant « soi-même ». Cela rejoint la conception de Perls, pour qui « l’homme est inséparable de son environnement. Il appartient au monde qui l’inclut. Il influence autant qu’il est influencé »[34] ou encore de Cornelius Castoriadis, indiquant que c’est dans l’articulation de l’imaginaire radical du sujet avec son environnement social-historique que se déploie la pensée en tant que construction symbolique et imaginaire[35].

La question peut donc se poser : qui est cet autre, cet alter, si essentiel pour la constitution de notre identité ?

L’alter : un Tu indissociable du Je ?

Il est intéressant de constater que l’autre, l’alter, a toujours été associé à l’ego, en tant qu’entité en permanence présente dans la délimitation de l’identité propre. Même la plus extrême des philosophies individualistes (tel que le monadisme radical tiré des théories de Wilhelm Leibniz) le prend en compte, ne serait-ce que pour en affirmer la nature illusoire.

Ainsi, l’autre est-il toujours présent et nécessite-t-il une réflexion de notre part. Le stoïcisme d’Epictète, pourtant particulièrement porté sur le détachement vis-à-vis des choses, l’affirme bien en énonçant « combien s’était nécessaire, qu’il ne fallait pas refuser de pleurer avec autrui et de compatir à sa douleur par ses discours »[36]. Ainsi, autrui est essentiel ; mais pour quelle raison ?

Un élément de réponse semble résider dans la pensée de Martin Buber[37], qui réaffirme l’idée platonicienne selon laquelle c’est le « Tu » qui nous fait face qui accouche de notre « Je ». En effet, notre perception identitaire est particulièrement dépendante du regard de l’autre, à tel point d’ailleurs qu’il suffit que cet autre soit reconnu comme autre pour qu’il modifie notre conscience de nous-mêmes.

Nul besoin de le connaître pour qu’il agisse sur nous, donc, puisque sa simple détermination comme « présence au monde » suffit à influencer notre pensée. Levinas l’affirmera : « la meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux »[38]. Car en effet : le fait qu’il soit autre suffit à l’inclure au sein de notre monde et à modifier ce dernier.

Au niveau identitaire, c’est bien parce que je fais face à un « Tu » qui me perçoit comme un « Je », que je peux moi-même me percevoir. Dans ce miroir, ce « Tu » est également un « Je » (qui a une pensée différente de la mienne) qui rend possible mon propre « Je » en le percevant comme un « Tu » de son point de vue.

Mon ego, c'est-à-dire ma conscience de moi-même, est donc dépendant de l’autre car ce dernier lui donne sens et coloration. C’est dans la réciprocité de cet échange identitaire que se construit, peut-être, un des fondements de l’éthique contemporaine : en reconnaissant à l’autre son statut de Je au-delà du « Tu », je l’inscris dans l’humanité et lui confère une dignité ontologique[39]. Et c’est dans l’inscription qu’il m’offre en retour que je gagne la mienne.

Ainsi, pour reprendre les propos d’Alain de Broca[40], l’autre n’est pas un ego (c'est-à-dire un identique à soi) mais pas tout à fait un alter (c'est-à-dire un dissemblable) : il est presque semblable ; un soi qui n’est pas moi mais qui partage des similitudes avec moi.

D’une certaine manière, l’oxymore « alter ego » montre bien cette ligne unificatrice entre le « Je » et le « Tu » : ligne d’existence car mon « Je » n’est pas ce « Tu » étranger qui lui fait face, mais union d’essence car je suis également un « Tu » pour ce « Je » qui m’échappe radicalement.

Qu’en déduire pour la construction d’une démarche éthique au sein d’une institution médico-sociale ?

Peut-être, simplement, que si l’ego suppose l’alter pour exister et se construire, cet alter suppose également un ego à même de l’accueillir dans son humanité et sa valeur ontologique. Ainsi, le professionnel accompagnant des personnes vulnérables (que ce soit au plan intellectuel, psychique, moteur ou social) peut consolider sa posture éthique en gardant à l’esprit qu’il n’y a qu’en faisant exister l’autre pour ce qu’il est qu’il préservera son humanité ainsi que la sienne propre. Si mon « Je » n’est pas son « Tu », les deux partagent quelque chose d’essentiel à préserver au sein d’une relation humanisante.

D’ailleurs, ce lien d’interdépendance existentielle est connu par chaque personne, au-delà de l’activité professionnelle. Qui peut nier, en effet, l’importance du regard de l’autre ? Qui n’a jamais vécu le drame de se voir dévaloriser par autrui, déclenchant la sensation intime d’une perte de valeur personnelle ?

Freud nous parlerait d’identification dans la dépendance à l’autre, Rogers de perte de liberté par le conditionnement symbolique, Perls d’aliénation par le contexte relationnel, Wallon du fantôme du  socius qui hante les différents temps de la construction subjective, Jacques Lacan aborderait le trait unaire et l’inscription du sujet dans le langage de l’autre… Tous, finalement, signifieraient l’identité comme une chose fragile et dépendante non pas seulement du sujet qui l’endosse mais bien de tous les êtres qui entourent ce sujet et lui disent quelque chose de lui-même. Ainsi, au sein d’une démarche éthique, est-il essentiel de prendre en compte cet autre afin de promouvoir son statut de sujet par une posture le reconnaissant dans son humanité, car c’est de cette manière qu’il pourra être responsable de sa propre vie et acteur de son existence. Et par là pourrons-nous être acteurs nous-mêmes d’un acte éthique qui engage toujours notre propre identité professionnelle et personnelle.

L’importance de cette identité, et donc des déterminants nous permettant de l’endosser, est fondamentale à prendre en compte. En cela, l’apport de la neuroéthique apparaît intéressant à présenter succinctement. En effet, de par l’étude du lien intime entre substrat organique et considérations éthiques, le domaine des neurosciences n’est pas exempt de réflexion sur la nature et le sens de nos décisions morales. Cela illustre bien la transversalité de l’éthique, traversant autant la philosophie de l’accompagnement que le positiviste abord contemporain du fonctionnement cérébral. Car il s’agit en effet, pour la neuroéthique, d’étudier les valeurs en jeu dans la pratique scientifique, mais également ce que cette pratique peut nous apprendre de leur construction elle-même par le sujet.

d) L’apport de la neuroéthique

La neuroéthique regroupe à la fois « la neuroscience de l’éthique » et « l’éthique des neurosciences », selon les termes d’Adina Roskies. Cette dernière comprend à la fois l’éthique de la pratique des neurosciences et l’étude des implications éthiques des neurosciences[41]. Le premier, la neuroscience de l’éthique, étudie, à travers l'imagerie cérébrale notamment, le comportement moral au niveau du fonctionnement organique du cerveau. Que se passe-t-il dans le cerveau face à une problématique faisant intervenir notre morale ? Quant à l’éthique de la pratique des neurosciences, elle est, au sens large, l’éthique de la pratique scientifique appliquée au domaine des neurosciences. Par exemple, l’obtention du consentement éclairé des patients cérébrolésés lors des expériences en imagerie cérébrale.

Enfin, l’étude des implications éthiques des neurosciences renvoie à l’idée de « ce que les neurosciences font à nos conceptions morales » comme sous-titre Bernard Baertschi son livre sur la neuroéthique[42]. Ce que nous apprenons du fonctionnement cérébral s’invite dans les débats concernant l’éthique.

Le cas classique de Phineas Gage, patient le plus célèbre de la neuropsychologie, étudié de près par Antonio Damasio[43], est repris aussi bien par Roskies que Baertschi pour comprendre les pistes qu’ouvre la neuroéthique. Cette étude de cas qui a fait naître certaines controverses (voir Malcolm Macmillan et Matthew Lena[44]) illustre parfaitement la nécessité d’inclure les connaissances en neurosciences dans les réflexions éthiques.

Suite à un accident dutravail hors du commun, survenu en 1948, Phineas Gage, contremaître des chemins de fer, a vu une barre de fer de six kilos et de plus d’un mètre transpercer son cerveau de part en part. La barre est passée par sa joue gauche pour atteindre le sommet de son crâne, retirant la partie ventro-médiane de son cortex préfrontal. Ce qui ne l’a pas empêché de non seulement de survivre mais aussi d'accueillir son médecin par un  « Je crois que vous allez avoir du boulot ».

La lésion cérébrale  spectaculaire n’avait eu aucune conséquence sur ses capacités langagières, mnésiques ou attentionnelles. Pourtant Gage n’était plus Gage. L’atteinte cérébrale a eu pour conséquence un changement de personnalité : il était à présent « d’humeur changeante ; irrévérencieux ; proférant parfois les plus grossiers jurons (ce qu’il ne faisait jamais auparavant) ; ne manifestant que peu de respect pour ses amis ; supportant difficilement les contraintes ou les conseils, lorsqu’ils venaient entraver ses désirs ; s’obstinant parfois de façon persistante ; cependant, capricieux, et inconstant »[45], rapporte son médecin, qui commente : « l’équilibre, pour ainsi dire, entre ses facultés intellectuelles et ses pulsions animales » avait été aboli.

Albert Jonsen ajoute : « Gage vivait avec des capacités physiques intactes et des facultés cognitives en bon état – bien qu’avec une exception importante : il était devenu incapable de faire des choix moraux »[46]. Pour Roskies, Gage porte des jugements moraux corrects, mais ces jugements ne le motivent pas, puisqu’il n’agit pas en conséquence. La vie éthique exigerait donc, selon ses auteurs, la collaboration d’éléments cognitifs et conatifs[47]. Les régions comme le lobe frontal ventromédian mettent en lien certaines catégories d’éléments perçus et certaines réponses de l’ordre de l’émotion/sentiment.

Néanmoins, précise Damasio, il ne s’agit pas d’un centre moral. Le cerveau n’aurait pas de système moral en tant que tel : « Les systèmes qui sous-tendent les comportements éthiques ne sont probablement pas exclusivement dédiés à l’éthique. Ils sont consacrés à la régulation biologique, à la mémoire, à la prise de décision et à la créativité. Les comportements éthiques sont les effets secondaires merveilleux et très utiles des autres activités ».[48]  

Ainsi une démarche éthique devrait peut-être impliquer des aspects faisant intervenir la mémoire, la prise de décision, la créativité, lier ce qui est perçu et ce qui est ressenti afin d’obtenir de manière concrète des comportements éthiques.

B) Les valeurs, pivots de la réflexion éthique

Nous avons présenté, en supra, quelques notions théoriques nous permettant de préciser certaines dimensions de ce vaste champ de pensée qu’est l’éthique. Cependant, au-delà de ces aspects, la dimension des valeurs est essentielle à prendre en compte. En effet, c’est bien autour de ces pivots que s’articule la pensée éthique : dignité, liberté, justice ou encore sollicitude… autant de noyaux sur lesquels s’appuient la réflexion et la création d’un sens octroyé à l’action et à la décision.

Ainsi, il paraît fondamental de nous attarder sur certaines valeurs classiques de l’éthique afin de pouvoir, par la suite, étayer notre construction d’une démarche concrète en institution.

a) La dignité

La dignité n’est pas sans comporter une certaine équivocité en fonction des époques et des systèmes (sociaux, juridiques et philosophiques) dans lesquels elle est pensée.

Dans l’antiquité grecque, il s’agissait d’une valeur dite « relative », dans la mesure où une personne se la voyait attribuer en fonction de son mérite et de ses actions. Ainsi, en fonction de son statut social ou de ses qualités reconnues (notamment au niveau intellectuel et politique), telle ou telle personne était perçue comme plus ou moins digne au sein de la cité. C’est précisément cette notion de relativité qui rendait pensable la légitimité de l’esclavage : entre l’homme du commun, le citoyen et l’esclave, il s’agissait bien d’octroyer des droits et des devoirs différents en fonction de la dignité sociale et politique reconnue. La seule exception à cette conception relativiste était la vision stoïcienne du concept, voulant que chacun soit « digne par naissance ». Maître ou esclave, tout homme était donc en mesure de s’élever par l’usage de sa raison en suivant les préceptes stoïciens. Il s’agissait, cependant, d’une dignité « de possibilité » et non d’essence car elle dépendait finalement du mérite propre de chacun (conçu ici comme accession à une certaine sagesse).

Cette centration sur le mérite se retrouve en France jusqu’au milieu du 20ème siècle.La position de Charles Louis de Secondat[49], au 18ème siècle, est assez évocatrice : pour lui, la dignité était liée au mérite public et devait s’acquérir[50], ce qui correspondait finalement à la pensée grecque.

Cette vision des choses s’oppose directementà une autre, plus en lien avec la conception contemporaine. En effet, dans des formes de pensée différentes, la dignité est considérée comme un « absolu », c'est-à-dire comme une composante de l’essence humaine, inaliénable par définition. C’est notamment le point de vue de Kierkegaard[51], existentialiste chrétien, qui voit en autrui un prochain, c'est-à-dire un être digne par essence et non par mérite. Il sera rejoint en cela par Ricœur, pour qui « quelque chose est dû à l’être humain du fait qu’il est humain »[52].

Dans la même logique, que ce soit pour Kant[53] ou pour Sartre, la dignité de l’être est indéniable en raison de sa capacité à user de sa raison. L’être humain serait donc digne car pensant, et ce au-delà de toute autre considération. Ainsi, Sartre dira que « l’autonomie est le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable »[54] et la maxime kantienne imposera une vision de l’homme devant en toute occasion préserver sa dignité d’être ; l’obligation est sans ambages : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen »[55].

D’un point de vue social et juridique, la dignité de l’homme est perçue dans la France contemporaine comme absolue, c'est-à-dire intrinsèque au statut d’être humain. C’est pour cette raison qu’elle est considérée comme « indisponible ». Ce terme signifie juridiquement que nul ne peut donner ou vendre la sienne, et encore moins ôter ou s’approprier celle d’autrui. L’être est donc ontologiquement digne, c'est-à-dire que sa dignité est immanente et absolument impossible à altérer, que ce soit par le système social, juridique, pénal, ou même par l’individu lui-même[56]. Cette position sociale fut d’ailleurs particulièrement affirmée à la suite de la seconde guerre mondiale, suite au constat des atteintes dramatiques du système concentrationnaire nazi à la dignité humaine au niveau politique mais aussi expérimental (particulièrement dans le champ de la recherche biologique).

Bien que son statut soit clairement établi socialement, il est nécessaire de préciser qu’il reste très difficile de l’ « opérationnaliser » au sein d’une démarche éthique concrète. En effet, inscrire la dignité dans le registre de l’absolu ne permet pas d’en délimiter une signification précise.

Pour cette raison, elle est un des pivots du débat actuel autour de l’euthanasie. Aux yeux des détracteurs de cet acte particulier, il constitue une atteinte en soi à la dignité humaine. Pour ses partisans, il s’agit davantage de rendre possible le respect du libre-arbitre et du droit à ne pas voir sa dignité amoindrie ou fragilisée par l’extrême souffrance d’une maladie incurable[57].

L’expression « mourir dans la dignité » cristallise cette difficulté : si certains y voient l’affirmation du droit humain à décider quand la vie n’est plus suffisamment porteuse de dignité pour pouvoir être poursuivie, d’autres estiment au contraire que c’est la société qui contraint les malades à tenir ce type de discours, tant en raison d’une vision aliénée de la dignité humaine (confondue avec le concept de confort ou de bien-être) que pour épargner au groupe social la charge financière et émotionnelle d’une prise en charge complexe et peu porteuse d’espoir de guérison.

En tout état de cause, la valeur de dignité est centrale au sein d’une démarche éthique et reste, malgré une certaine équivocité, porteuse d’une humanité essentielle au sein des pratiques professionnelles. Il s’agit peut-être, d’une manière générale, de la considérer comme un certain respect de l’humain (ce « quelque chose qui est dû », selon Ricœur) et constitutive d’une prudence dans nos rapports aux sujets fragilisés (en gardant à l’esprit que leur dignité, quelle que soit la situation, reste indisponible et inaliénable).

b) La sollicitude

La sollicitude est un terme que l’on retrouve de plus en plus fréquemment au sein des établissements. Fortement associée à l’éthique du care (qui sera présentée de manière plus précise en infra), elle constitue le rappel incessant que le « prendre-soin » dépasse la notion d’acte technique ou de protocolisation pour s’inscrire dans le registre de l’humain. Manifester de la sollicitude, de manière générale, revient donc à éprouver des émotions nous amenant à prendre soin de l’autre et surtout à nous sentir concernés par ce qui lui arrive.

Pour Ricoeur, qui reste un de ses principaux penseurs, la sollicitude est intimement liée à la notion de liberté, et plus particulièrement au fait de reconnaître en l’autre un sujet aussi libre que nous-mêmes. Pour lui, c’est parce que je suis un « Je », en capacité de juger mes propres actions, que je peux m’adresser à un « Tu » que je perçois comme un « Je » extérieur à moi. Plus encore : c’est parce que je le perçois comme un autre « Je » que je peux penser ma propre existence et la valeur de mes décisions et actions. Dans ce sens, « le chemin le plus court de soi à soi passe par autrui »[58] car, sans lui, je ne pourrais pas me sentir être moi-même. Cette relation de « Je » à « Tu » entre dans le registre du « Il », puisque s’inscrit dans un monde donné au sein duquel chacun n’a pas la même place. L’autre est donc un « Je » pour lui-même, un « Tu » pour moi qui m’adresse à lui, et enfin un « Il » existant au sein d’un contexte. Moi-même, je suis un « Il » au sein du monde, un « Tu » pour l’autre qui me fait face et un « Je » à mes propres yeux. Donc, ce que je donne à l’autre au sein de la relation, il me le donne aussi, quelle que soit l’asymétrie de notre puissance liée à ces « Ils » que nous sommes[59].

C’est dans cette égalisation entre le reçu et le donné que vient se déployer la sollicitude : elle est le fruit non pas de ma puissance sur l’autre mais de la réciprocité de notre relation. En cela, Ricoeur dira que « la réciprocité des insubstituables est le secret de la sollicitude »[60], puisque le « Il » n’enlève rien à ces « Je » et à ces « Tu » qui se font face. Quel que soit le statut, l’autre est un autre et je suis moi-même ; plus encore : l’autre est un « moi-même » pour lui, tandis que je suis un « autre » à ses yeux. Rien ne peut venir se substituer à cette humanité partagée colorant la rencontre. Par la sollicitude, nous rencontrons donc le « Je » de l’autre en étant en capacité de nous imaginer ses ressentis. En cela, il ne peut y avoir de sollicitude sans empathie, et donc sans réciprocité humaine.

La sollicitude est donc une ouverture éthique, un nécessaire dépassement des statuts pour entrer dans le champ de l’humain. Si elle se définit classiquement comme le fait de pouvoir être « humainement concerné » par l’autre et de chercher à l’aider, elle se base donc fondamentalement sur la reconnaissance préalable de son existence.

Ainsi, la sollicitude répond à une reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, ce qui la différencie d’emblée de la notion de compassion. Cette dernière, supposant d’être « en passion avec », suppose de compatir et donc un certain mélange des souffrances. Or, nous l’avons vu : si je reconnais à l’autre le fait d’être un « Tu », c’est bien parce que mon « Je » ne se désintègre pas dans la relation. Ainsi, plus que d’une souffrance partagée, il s’agirait davantage d’assumer une asymétrie de position pour pouvoir, dans la réciprocité de dignité, répondre à l’appel d’un autre en vulnérabilité, par le fait d’être touché par son besoin d’aide et d’attention sans nous l’attribuer pour autant.

La sollicitude s’appuie donc sur une réelle qualité de relation intersubjective : c’est parce que je reçois ce que l’autre me dit de sa douleur, de sa détresse ou de son besoin que je suis légitime pour agir. Cet agir de sollicitude est donc une réponse et non un appel, puisque la difficulté ressentie est du côté de la personne en demande et non du mien. Dans l’établissement d’une relation avec l’autre vulnérable, j’accepte donc d’être touché par ses émotions et ses sentiments, mais sans m’y faire engloutir. Le fait que je sois concerné ne viendrait donc pas altérer ma propre identité mais plutôt affirmer, dans la posture et au-delà des mots, la nature humaine de la relation que j’entretiens avec l’autre.

La sollicitude, notamment dans l’éthique du care, est donc le dépassement de la contractualisation de l’acte de soin ou d’accompagnement. Si cette dernière est une nécessité sociale et politique, elle ne dit pas grand-chose du rapport de sujet à sujet, qui se noue par-delà les jeux de statuts et les engagements légaux réciproques. Celui qui me touche est un humain que je pense être en mesure de ressentir comme je ressens moi-même, et non un avatar social ou politique que j’ai le devoir d’accompagner (d’où, peut-être, l’effroi ressenti par les visiteurs dans certains services médicaux, lorsque la personne est parfois désignée par son numéro de chambre ou l’opération qu’elle doit subir plutôt que par son nom).

La sollicitude peut donc être un rempart contre une certaine toute-puissance soignante, puisqu’elle présuppose la reconnaissance de l’humanité de l’autre. Dans la tentation de le réifier, de le transformer en une chose à réparer ou à une incarnation de compétences à développer (la « prise en charge » étant une expression particulièrement chargée de sens à ce niveau). Penser la sollicitude peut favoriser, peut-être, l’instauration d’une posture plus à même de permettre à la personne, aussi vulnérable puisse-t-elle être, la conservation d’une dignité et d’une liberté liées à son simple statut d’être humain total (qui est donc, plutôt, à « accompagner »). Par cette préservation de l’autre, il devient possible de l’aider à exprimer quelque chose de lui-même, au-delà et en articulation avec l’apposition d’une pratique « experte » sur son corps ou ses possibilités motrices ou cognitives.

C’est en cela que Ricoeur dira que la sollicitude permet de réguler l’asymétrie de la situation de puissance, « qui en vient à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange »[61].

Dans la construction d’une démarche éthique en institution, cette valeur de sollicitude est donc centrale. Dans le rappel qu’elle constitue de la nature humanisante des relations à entretenir avec l’autre, elle peut nous permettre d’éviter certaines dérives institutionnelles liées aux diverses expertises professionnelles ou à une volonté de contrôle total sur les individus[62].

c) La fragilité et la vulnérabilité

Nous venons de le voir, la question de la sollicitude est celle d’un rapport à un sujet reconnu dans son humanité. Or, cette humanité suppose des failles et des écueils. L’autre (ainsi que nous-mêmes), de par son statut d’humain, n’est pas dénué de souffrance et de difficulté. Deux valeurs éthiques particulières nous permettent de penser cette situation : la fragilité et la vulnérabilité. Au sein des institutions, ces deux notions sont fondamentales à penser, tant elles viennent fréquemment colorer les relations et les actions professionnelles à destination des personnes.

En premier lieu, il est important de signaler que l’accompagnement d’une personne dépendra du regard que l’on porte sur elle, la fragilité est donc un aspect à ne pas écarter. Son importance réside dans le fait qu’elle est inhérente à la vie. Mener une réflexion autour de la fragilité nous conduit à penser l’interaction entre la personne et l’autre, entre la personne et son milieu. La fragilité peut engendrer une situation de dépendance temporaire ou durable à l’autre ou au milieu. Nous pourrions ainsi reprendre la pensée d’Albert Memmi et l’adapter à nos propos « [Nous sommes tous fragiles, c’est pourquoi] nous sommes tous dépendants ». Car, en effet, la fragilité est imparable, elle concerne tout individu, tout âge mais à différents degrés et pour différentes raisons.

Selon l’HAS[63], la fragilité « est un syndrome clinique. Il reflète une diminution des ressources fonctionnelles. Son expression clinique est modulée  par des co-morbidités et des facteurs psychologiques, sociaux, économiques et comportementaux. Le syndrome de fragilité est un marqueur de risque de mortalité et de dépendance. […]La prise en charge des déterminants de la fragilité peut réduire ou retarder ses conséquences. La fragilité s’inscrit potentiellement dans un processus réversible »[64]. Pendant longtemps, la démarche curative a primé en Médecine ; se développe depuis peu une pensée préventive. A l’instar de cette démarche médicale, nous pensons qu’il s’agit d’identifier les facteurs de fragilité de manière à réduire son apparition ou son amplification. Cela revient à comprendre le fonctionnement[65] de la personne et à analyser son environnement. Comprendre la personne et identifier, avec elle, ses fragilités revient à s’intéresser à un processus que l’on pourrait qualifier de vicieux. Effectivement, la fragilité s’inscrit dans un cercle possiblement actif à l’infini où une fragilité d’un certain ordre peut engendrer une fragilité du même ou d’un autre ordre[66].

Etre professionnel auprès de personnes en situation de fragilité implique nécessairement de porter intérêtà l’existence de ressources humaines globales, c’est-à-dire, somatiques et psychiques. Si nous associons automatiquement la fragilité aux notions de ruptures, de pertes et de souffrances engendrées, elle doit tout autant nous évoquer celles de ressources et de potentiels. Pour illustrer cette pensée, prenons l’exemple de la dépression élaborative qui, en soi, est une fragilité temporaire. Selon l’approche clinique de Lydia Chabrier[67], la dépression élaborative, comme toute dépression survient lors d’une dysharmonie entre la personne et son milieu. A un moment donné, face aux circonstances extérieures, la personne ne peut donner une réponse adaptée et nécessaire à la préservation de son adéquation avec le milieu ; cela engendre difficultés et souffrances. Cet état ne peut être que transitoire. Il peut aussi conduire la personne à s’interroger sur son fonctionnement habituel, à identifier ce qui fait barrage à son adaptation et donc à élaborer psychiquement dans le but de trouver une nouvelle réponse et retrouver un équilibre.

Nous pourrions finalement convenir du fait que la fragilité est un processus complexe qui varie en fonction des ressources de la personne et des conditions de son milieu. Accompagner la personne fragilisée implique donc une analyse de son fonctionnement comme une réflexion sur la portée éthique du positionnement professionnel. Depuis maintenant plusieurs années, des études[68] ont montré l’existence des phénomènes de dépendance et de fragilité iatrogène[69]. Ce risque peut être amplifié ou engendré par l’exclusion de valeurs de telles que l’égalité et la réciprocité dans la relation d’aide et de soins. A ces valeurs doit s’ajouter une réflexion interdisciplinaire questionnant régulièrement l’effet de tel acte, de telle décision sur le fonctionnement de la personne.

Cette dimension de fragilité rencontre celle de vulnérabilité, dans l’affirmation qu’elle porte d’une prise en compte des ressources du sujet et des éventuelles difficultés qu’il rencontre. En effet, le concept de vulnérabilité[70], du latin « vulnus » (blessure), ne peut que faire penser à ce regard particulier sur le sujet fragilisé vis-à-vis de lui-même et de son environnement.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que ces deux notions représentent en quelque sorte une « zone d’ombre » dans la philosophie classique. En effet, comme le remarque Michel Terestchenko, le thème même de la vulnérabilité n’apparaît que très rarement dans les écrits des philosophes, plus intéressés par l’idée de développer la puissance et la sécurité de l’homme. Il s’interroge alors : « […] comment pouvait-il en être autrement s'il s'agit pour tant de philosophes - de Platon à Kant, en passant par les Stoïciens ou Descartes - de nous mettre à l'abri, de nous apprendre la voie de l'autosuffisance, de la non dépendance, de la prééminence de la raison sur les émotions et les sentiments, autrement dit de nous apprendre à être le moins vulnérable possible ? »[71]. C’est donc par cette centration sur la « philosophie de la puissance » que nous pourrions comprendre une certaine mise à l’écart de ces concepts. Terestchenko signale, en revanche, que Ricoeur et Levinas représentent une exception à cette tradition philosophique ; ce qui explique peut-être l’impact actuel de leur pensée sur le monde de l’accompagnement et du soin aux plus vulnérables.

Si nous avons déjà abordé la manière dont Ricœur conceptualise la notion de sollicitude, celle de vulnérabilité se retrouve chez Levinas, avec des implications différentes. En effet, Ricœur perçoit le souci de l’autre, c'est-à-dire la sollicitude, comme l’émanation de la liberté du sujet au sein de la réciprocité de l’échange. Pour Levinas, l’approche est sensiblement différente et suppose non pas une liberté mais bien une responsabilité, c'est-à-dire une forme d’obligation indépendante de la volonté propre de l’être.

En effet, pour Levinas, la vulnérabilité est immanente à l’humain (elle est sa « finitude »), ce qui se révèle par la rencontre avec son visage. Dans le dénuement de cette peau nue se dévoile une double expérience de pensée : l’autre est vulnérable de par cette peau nue qui ne peut rien cacher de lui, mais elle convoque en cela notre responsabilité de ne pas lui nuire. Vulnérabilité et responsabilité sont donc profondément associées dans cette pensée, permettant d’affirmer que la rencontre avec un autre est fondamentalement éthique, au-delà même de l’intellectualisation et des « devoirs » que l’on pourrait s’imposer ou se voir imposer. Le vrai devoir, celui qui nous « commande  et nous requiert », provient du visage de l’autre et s’instaure d’emblée.

Ainsi, « le fait éthique ne doit rien aux valeurs »[72] puisqu’il est plutôt la base sur laquelle ces dernières se déploient a posteriori. En cela Levinas rejoint Ricœur : la perception de la vulnérabilité de l’autre nous permet de dépasser la situation d’asymétrie de puissance. La différence réside peut-être dans l’implication de cette asymétrie : pour Ricoeur, elle signe la nécessité de rencontrer l’humain en l’autre, tandis que pour Levinas, elle suppose que notre responsabilité est une réponse à un appel éthique (asymétrie de temporalité) issu de son visage[73]. Par ce décalage, il n’est pas possible d’exiger quoi que ce soit d’autrui en réponse à l’engagement de notre responsabilité, puisque celui-ci est en soi une réponse et non une demande. L’éthique de Levinas est donc une éthique de responsabilité, puisqu’il y aura toujours davantage à exiger de soi que de l’autre. En tant que professionnels, et plus encore en tant que personnes, nous répondons à la vulnérabilité de l’autre car cela est de notre responsabilité, par-delà toute autre considération.

Ainsi, la pensée de la vulnérabilité chez Levinas colore la rencontre avec l’autre d’une dimension éthique immanente. Cette dernière, finalement, nous impose une responsabilité immédiate et totale, quels que soient nos positions et nos statuts. Il dira à ce propos que « ce visage, séparé de moi par la distance invisible de l'altérité, me requiert impérativement », puisque « « […] dans l’approche d’autrui, où autrui se trouve d’emblée sous ma responsabilité, “quelque chose” a débordé mes décisions librement prises, s’est glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité »[74].

Au sein d’une construction de démarche éthique, cette approche des concepts de fragilité et de vulnérabilité paraît fondamentale. En effet, prendre en compte la fragilité de l’autre, c’est le concevoir comme un sujet qui, pour être en difficulté, ne dispose pas moins de certaines ressources qu’il s’agira d’appréhender de manière globale. Répondre à la fragilité, finalement, revient à considérer l’autre dans sa totalité pour repérer ce qui peut réduire sa difficulté tout autant que l’accroître (puisque celle-ci est potentiellement réversible).

Cette recherche s’articule avec une nécessaire responsabilité : au-delà de la « mission » du professionnel, il s’agira bien de partir d’une position humanisante. Si le sujet est fragile, il est également vulnérable et en cela placé sous notre responsabilité en tant que condition éthique de la rencontre. Il ne s’agira donc pas de penser ce qui « permet » à l’autre de nous solliciter ou non, mais bien ce qui nous permettra, à nous, d’agir au mieux en fonction de notre responsabilité vis-à-vis de lui.

d) La liberté

En France, la liberté est un principe essentiel. Ce premier pilier de la devise nationale est d’ailleurs inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme (1793). La notion trouve dans ce document fondamental une définition dont le sens perdure encore de nos jours : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait ».

Cependant, au-delà de cette description générale, le concept de liberté a une histoire aussi longue que complexe. Réfléchi au fil des époques dans de nombreux champs, il a notamment fait l’objet d’une attention particulière de la part des philosophes. Dans le cadre de cet écrit, nous nous contenterons de présenter quelques considérations que nous estimons utiles dans l’étayage d’une construction de démarche éthique au sein des institutions.

En premier lieu, il nous paraît important d’aborder la notion de liberté à partir des écrits des stoïciens. Epictète, notamment, a pu décrire une liberté perçue comme dépendante d’une réelle connaissance de ce qui appartient à l’individu. En résumé, l’être libre est celui qui se détache de tout ce qui le contraint de l’extérieur. Ainsi, il dira que « si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d’autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles »[75]. L’homme doit donc se détacher de tout ce qui ne lui est pas spontané, c'est-à-dire les actions externes (contraintes, environnement) et se focaliser sur les actions internes (désirs, opinions, inclinations…).

Pour Descartes, la liberté s’inscrit dans le dualisme : je peux être libre dès lors que mes actions sont les conséquences de l’usage pur de ma raison. Le libre-arbitre est donc un absolu lié à l’âme devant se détacher du corps propre, source de confusion et de contrainte.

Pour Baruch de Spinoza, a contrario, la conception cartésienne repose sur une confusion entre nécessité et contrainte. Il ne s’agit donc pas de dire que la raison rend libre en détachant l’homme du corporel, mais plutôt de considérer que sa liberté repose sur l’action en réponse aux nécessités de sa nature d’être entier. Si la contrainte aliène et enchaîne, la réponse à la nécessité (en d’autres termes : l’essence) constitue la seule liberté de l’homme. Le libre-arbitre de la pure rationalité serait donc une illusion basée sur un oubli de la nature humaine.

Ainsi, là où la logique cartésienne fonde le concept de liberté sur l’échappée à la nature (par l’usage de la raison), Spinoza considère qu’il n’est pas possible de s’extraire de notre condition car « les décrets de l’esprit ne sont rien en dehors des appétits mêmes, et sont par conséquent variables selon l’état variable du corps »[76]. Comme l’homme est une part de la nature, son acte est libre en cela qu’il répond à la nécessité de son état, et non aux contraintes supposées par un ordre différent du naturel.

Donc, à une liberté conçue comme émanation du libre-arbitre chez Descartes, Spinoza substitue la notion d’acte libre. Si le premier considère le corporel comme l’ultime contrainte, le second aborde l’être comme somato-psychique, et donc la contrainte comme tout ce qui n’est pas nécessaire à cette réalité issue de l’ordre naturel.

Cette opposition se retrouve chez Kant et Sartre. Pour le premier, l’acte libre est celui d’un être respectant une loi morale. La liberté est d’ailleurs pour lui la raison d’être de la morale : débarrassé du monde sensible, l’individu peut accéder à la liberté par l’usage de la raison pure ; il se soumet librement à une loi qui peut être universalisée, et donc dépasse ses limitations propres.

Si l’être ne se soumet pas à la loi morale, il devient alors esclave de la loi naturelle située en dehors de sa volonté. Kant dira à ce propos que « la liberté naturelle est une hétéronomie des causes efficientes quand de l’autre côté la volonté libre et la volonté soumise à des lois morales ne sont qu’une seule et même chose »[77]. La soumission volontaire à la loi est donc la liberté car le seul acte permettant à l’homme de ne pas être l’instrument involontaire (hétéronomie de la raison) de lois qui ne sont pas issues de sa volonté (les « causes efficientes », c'est-à-dire la détermination de l’être par les lois de la nature).

Au contraire, pour Sartre, l’homme est libre quoi qu’il fasse, sachant qu’il y est pour ainsi dire condamné. L’être est donc liberté, en cela qu’il peut imaginer. Car, selon son propos, « pour qu’une conscience puisse imaginer il faut qu’elle s’échappe au monde par sa nature même, il faut qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot, il faut qu’elle soit libre »[78].

La liberté ne reposerait donc pas sur la raison pure ou pratique (Kant), sur la nécessité (Spinoza) ou même la spontanéité (Epictète), mais plutôt sur l’imagination obligeant l’acte de choix.

Que ce choix aboutisse à une recherche de raison, de spontanéité ou de nécessité, cela ne change finalement rien car « quand je délibère, les jeux sont faits »[79] : la liberté repose en effet sur la possibilité de délibération, quel que soit le résultat de cette dernière.

Par exemple, si je choisis de me soumettre à une morale kantienne, ma soumission elle-même repose sur ma liberté préalable de me soumettre ou non. Je n’en suis donc pas moins libre dans ma soumission puisque je l’ai choisie, mais celle-ci ne me rend donc pas plus libre qu’avant pour autant.

En d’autres termes : si mon imagination me rend libre, c’est parce qu’elle me condamne à devenir plutôt qu’à être, et ce au travers d’une obligation permanente de choisir et de délibérer.

L’homme libre ne se situe donc pas dans l’accomplissement d’un projet (soit-il moral), dans l’usage de la raison ou dans le respect d’une loi : il réside dans sa possibilité de choisir entre toutes ces actions. D’un point de vue sartrien, un adepte du stoïcisme, du kantisme ou du cartésianisme est donc tout aussi libre qu’un autre, puisqu’il est avant tout un humain ayant réalisé un choix.

Ainsi, au niveau de la philosophie, nous voyons que la liberté a fait l’objet de nombreuses réflexions (dont la présentation, ici, n’est qu’un infime fragment). Qu’en déduire dans le cadre d’une construction de démarche éthique ?

Chacune de ces considérations comporte, à notre sens, un intérêt pour le professionnel et pour une démarche éthique en institution. Par exemple, la situation classique de la personne vulnérable refusant les soins convoque nécessairement une réflexion sur ce qu’est sa liberté et celle de son aidant.

Une connaissance des conceptions stoïciennes amènerait le professionnel à se dire, peut-être, que l’aidé répond à ce qui naît spontanément en lui, et donc pose un acte de liberté (son désir de ne pas subir une contrainte d’environnement). Pourtant, le point de vue cartésien lui indiquerait sans doute que l’acte de raison peut être entravé par la maladie, et qu’il s’agirait, par le soin contraint, de restaurer la liberté de l’autre plutôt que de l’en priver (la maladie est ici une contrainte sur la raison). L’abord spinozien le conduirait sans doute à se demander si le refus de l’aidé s’inscrit dans une nécessité (éventuellement celle de ne pas se situer en vulnérabilité, ce qui suppose une réflexion sur la construction du lien de confiance) ou dans une contrainte (par exemple celle d’une douleur liée aux soins, éventuellement évitable). Une connaissance de l’approche existentialiste l’amènerait sans doute à se dire que le refus est un acte fondamental de liberté dans le fait même d’être exprimé (et donc, une parole à prendre en compte de manière approfondie plutôt que superficielle).

C’est en prenant en considération toutes ces approches que l’aidant peut explorer le refus au regard de la liberté, et s’interroger plutôt que se positionner de prime abord sur une approche déontologique ou téléologique. Ici, ces théories ne servent pas uniquement à fournir des réponses : elles permettent bien davantage de rendre possibles les questions.

e) L’égalité et l’équité

L’égalité et l’équité sont deux valeurs particulièrement associées, bien que fondamentalement différentes et régulièrement en opposition dans leur application.

En effet, l’égalité est basée sur les principes de l’identique et du similaire. Pour qu’une décision soit réputée « égalitaire », il s’agit avant tout qu’elle offre (ou retire) la même chose à chacun. Cette dimension de l’identique et du similaire peut concerner la chose elle-même tout comme la valeur de cette chose vis-à-vis d’une autre (voir, à ce propos, la valeur de « justice » présentée en infra).

L’équité, en revanche, s’appuie sur la notion de jugement moral, c'est-à-dire un ressenti ayant un caractère subjectif. Distinguer ce qui est équitable de ce qui ne l’est pas relève de l’interprétation et non du simple calcul. Cela en fait une notion peut-être plus complexe à appréhender que l’égalité.

Au sein d’une démarche éthique, cette distinction est essentielle car chacune de ces valeurs ne suppose pas la même prise de décision. Par exemple, attribuer une allocation financière aux personnes en situation de handicap est un acte social éthique, visant une certaine équité (compenser le handicap pour que l’individu puisse avoir le même confort que quiconque) mais contrevenant au principe même d’égalité (chacun ne touche pas le même montant en fonction de son handicap, et les valides n’y ont tout simplement pas accès).

La réflexion sur les dimensions égalitaires et équitables d’un accompagnement est centrale au sein des institutions amenées à agir auprès de personnes vulnérables. Si l’idéal consiste toujours à rechercher l’action égalitaire et équitable, ces deux valeurs se confrontent parfois et nécessitent des arbitrages sensibles.

f) La justice

Il n’est pas aisé de définir ce qu’est la justice car elle s’est vue octroyer un très grand nombre de sens en fonction des systèmes sociaux, politiques ou philosophiques qui l’ont pensée ou mise en pratique. Aborder cette notion relève donc de la gageure tant elle est complexe et se trouve au fondement même du fonctionnement de nos sociétés contemporaines. Pour cette raison, nous nous contenterons, au sein de cet écrit, d’en aborder quelques dimensions particulières, nous semblant à même d’être utiles pour l’établissement d’une démarche éthique au sein des institutions.

Pour Platon, la justice possède une importance considérable. S’il la perçoit comme une vertu, il lui accorde également le statut de principe premier : sans elle, aucune autre vertu ne saurait exister. Cette primauté de la justice provient en partie de la théorie platonicienne de l’homme : ce dernier est perçu comme étant un microcosme entretenant un lien d’analogie avec le macrocosme. En d’autres termes, l’homme est une partie du cosmos ; son organisation doit donc être fondée sur un principe garantissant son équilibre afin qu’il puisse s’y intégrer et faire partie de l’ordre naturel des choses.

Pour ce philosophe, c’est précisément la justice qui permet à l’homme d’atteindre l’harmonie[80] et donc à trouver sa juste place au sein du monde. Qu’elle agisse dans l’organisation de l’homme en tant que telle (par ses vertus) ou dans celle de la cité (par la politique), il s’agit toujours de trouver une harmonie permettant au système (interne : l’homme et ses vertus, ou externe : l’homme parmi les autres au sein de la cité) de s’intégrer dans le « tout ». 

En cela, l’acte injuste est celui qui amène l’individu à outrepasser son rôle dans l’univers et à créer un déséquilibre dans l’ordre des choses, et en premier lieu dans la cité perçue comme une organisation comparable à celle du cosmos lui-même. Il ne s’agit donc pas, pour Platon, de promouvoir la justice comme une règle mais bien comme la vertu principale permettant l’harmonie sur laquelle les autres prennent naissance.

Cette conception se retrouve dans l’enseignement socratique, qui établit un parallèle entre le corps biologique et le corps social : de la même manière que la médecine permet de maintenir l’individu en bonne santé (par le maintien ou la restauration de ses équilibres), la justice est ce qui amène le corps social à ne pas devenir malade par déséquilibre[81]. On comprend donc que cette vertu préservant la santé de l’homme et de la cité soit particulièrement investie et ait fait l’objet de tant d’attention.

Aristote poursuivra cette réflexion en attribuant à la notion deux dimensions particulières : la justice peut être relative et individuelle (elle prend alors son sens platonicien de vertu) ou générale et communautaire. Dans cette seconde acception, elle dépasse le simple cadre de la vertu individuelle pour adopter celui de vertu partagée grâce à l’usage de la raison. Grâce à ce cadre étendu, elle peut se faire loi et s’appliquer à tous.

Cette distinction constitue donc la base de la loi et montre l’évolution sémantique de la notion : au vertueux (et donc « l’individuel»), s’ajoute le politique (et donc « le communautaire»).

En effet, si Platon cherchait à attribuer à chaque homme sa « place dans le cosmos » grâce à la vertu de justice, Aristote, quant à lui, considérait que cette dernière était liée à la situation et possédait donc une finalité collective en sus de sa finalité individuelle. Cela lui fera décrire le juste comme « le bien politique, à savoir l’avantage commun »[82]. En d‘autres termes : le juste est ce qui est vertueux, mais également ce qui est légal.

Pour bien saisir cette notion, il faut rappeler qu’Aristote ne s’opposait pas aux théories platoniciennes mais en tirait plutôt des conclusions en termes de politique : si la justice participe de l’ordre universel, alors elle ne préside pas qu’au principe de coopération au sein de la cité mais également à celui de répartition. En effet, les rapports entre les hommes supposent un lien entre les êtres autant qu’une certaine organisation dans le partage de leurs biens[83]. Cette répartition s’inscrit dans le cadre du légal, et donc de la justice comme loi permettant à la cité de fonctionner de manière harmonieuse. Dans ce fonctionnement, Aristote isole deux types de justice :

La justice commutative est une justice s’occupant des échanges entre individus. Elle se base sur l’idée voulant qu’un échange « juste » soit celui dans lequel chaque personne est égale à une autre, et chaque bien échangé l’est contre un bien qui lui est égal. En somme : « chacun reçoit la même part » au sein d’une justice affirmant l’équivalence de la chose.

En d’autres termes, il s’agit d’une organisation égalitariste. Tirant son nom de la propriété mathématique de « commutativité »[84], elle est parfois nommée « justice à égalité arithmétique ». Elle se base sur l’idée d’une égalité parfaite entre individus et entre choses. C’est notamment ce type de justice qui a actuellement cours dans le commerce, où un individu dépensant une certaine somme est censé obtenir un bien d’une valeur parfaitement égale à cette somme. Dans le champ du pénal, cela constitue une transcription de la loi du Talion[85]. Cette justice a cependant des limites car elle n’existe qu’au sein d’un système idéal dans lequel chaque personne est équivalente à une autre en termes de naissance et de mérite. Aristote, pour répondre à cette limitation, introduit un second type de justice :

La justice distributive est une justice présidant à la répartition des honneurs et des biens au sein de la cité. A l’inverse de la justice commutative, elle reconnaît l’inégalité entre personnes et pose le principe selon lequel « chacun reçoit ce qui convient ». Elle n’abandonne pas la valeur de l’égalité mais la conçoit comme une égalité entre les rapports unissant les choses et non entre les choses elles-mêmes.

Tirant son nom de la propriété mathématique de distributivité[86], elle promeut donc l’idée d’égalité proportionnelle plutôt qu’arithmétique. En cela, elle est parfois nommée « justice à égalité géométrique ».

Aristote en pose le fondement lorsqu’il précise que « si, en effet, les personnes ne sont pas égales, elles n’auront pas des parts égales ; mais les contestations et les plaintes naissent quand, étant égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non égales, ou quand les personnes ne sont pas égales, leurs parts sont égales »[87].  Partant du constat qu’une injustice peut naître de l’égalité stricte, ce philosophe pose donc les bases d’une justice prenant en compte l’inégalité d’origine dans une reconnaissance du statut et du mérite de chacun. De nos jours, ce type de justice se retrouve dans le champ social (par exemple lorsqu’il est question d’allouer une bourse d’étude aux moins favorisés des étudiants) mais également pénal (notamment lorsqu’un crime donne lieu à l’exonération de peine du coupable en raison de son irresponsabilité). Il est à noter si la justice commutative suppose un rapport d’individu à individu, celle basée sur la distributivité implique la présence d’un tiers décideur (le juge, l’Etat, l’arbitre…). Elle est donc une justice « d’autorité ».

Les justices distributives et commutatives visent donc à favoriser le fonctionnement de la cité en permettant une certaine régulation dans la sanction des comportements humains. Qu’il s’agisse de leurs rapports ou de leurs échanges, le but est en effet de favoriser un fonctionnement harmonieux. Par la suite, le droit romain sortira la justice de ces conceptions mystiques et religieuses pour l’établir en tant que code écrit, tout en conservant cette distinction entre relativité et collectivité. Actuellement, en France, le fait que la loi « soit la même pour tous » relève de la commutativité (chaque « justiciable » est l’égal d’un autre), ce qui n’empêche pas des adaptations distributives en fonction du contexte et des responsabilités (notion de « circonstances aggravantes », par exemple). Ce n’est qu’au 20ème siècle, avec Rawls et la théorie de la justice, que l’Occident prendra réellement un certain tournant intellectuel dans sa conception de la justice, la voyant désormais comme un contrat entre citoyens plutôt que comme un idéal de société.

Si ces considérations nous semblaient importantes à présenter, c’est en raison de leur impact sur l’accompagnement des personnes vulnérables, et donc sur la démarche éthique qui peut le guider. En effet, réfléchir à la justice comme commutativité ou comme distributivité, chaque professionnel s’y emploie sans parfois s’en rendre tout à fait compte. Lorsque nous nous posons la question de savoir si tel ou tel usager a besoin de davantage de temps relationnel qu’un autre, nous nous ancrons dans un processus distributif (« A chacun ce qui lui revient ») ; à l’inverse, affirmer d’un point de vue institutionnel que « chacun a droit à la même qualité d’accompagnement », c’est étayer l’approche globale par une justice commutative (« A chacun la même part »). C’est dans l’articulation de ces deux conceptions de l’égalité (de choses et de rapport entre choses) que pourrait résider une précieuse piste de réflexion quant à la « justice » de notre approche éthique. Car, comme l’exprimait Ricoeur, l’intention éthique est « la visée d’une vie bonne, avec et pour les autres, au sein d’institutions justes »[88]. C’est dans la détermination de ce « juste » que pourraient s’inscrire ces considérations de Platon et d’Aristote, tant sur l’appartenance à un système global (le « tout » institutionnel) que dans les rapports entre individus, fortement teintés d’inégalité de puissance.

C) Quelques pensées de l’éthique

Nous nous sommes limités à une présentation générale de certains concepts éthiques afin d’éclaircir l’horizon épistémologique dans lequel s’inscrit notre démarche réflexive. Cependant, il paraît important de montrer comment ces différents concepts peuvent se concrétiser au sein de postures éthiques existantes ou ayant existé. En effet, Ricœur le disait fort justement : « il n’est d’éthique que dans la réalité »[89]. Voyons à présent comment ce champ particulier s’est exprimé dans le concret de nos sociétés. Bien entendu, ces quelques aperçus ne sont pas exhaustifs mais visent davantage à montrer toute la créativité de cette pensée vivante et évolutive.

a) L’éthique utilitariste

Trouvant son origine au 18ème siècle, l’éthique utilitariste est une doctrine dite « de conviction », au sens de créatrice d’une norme à partir de laquelle l’action est jugée morale ou non. Dans cette dimension particulière, la norme en question est essentiellement quantitative : l’action ou la position est jugée morale dès lors qu’elle conduit le plus grand nombre de personnes au plus grand des bonheurs. Chaque personne est alors prise en compte comme une « utilité » de l’action considérée, et le nombre comme seule base rationnelle de jugement. Au-delà de la normativité, il s’agit d’une posture fortement égalitariste : chaque être est reconnu comme capable de ressentir du plaisir et du déplaisir, le bonheur étant vu ici comme l’accroissement du plaisir et la diminution du déplaisir.

Les tenants de cette éthique spécifique ont notamment joué un rôle social particulier dans la reconnaissance de la souffrance animale[90]. Chaque animal étant réputé pouvoir souffrir et éprouver du plaisir ou du déplaisir, les mêmes droits que ceux des humains leur seraient donc imputables. Cependant, cette position, ouverte sur une certaine conception de l’écologie, s’est parfois radicalisée au point d’affirmer que certains animaux avaient finalement davantage de droits que certains humains n’étant pas encore (fœtus) ou plus (personne dans le coma, en état végétatif) en capacité de ressentir. Il s’agit ici d’une application du concept d’hypostasie, c'est-à-dire d’un état « en dessous » de l’humain et donc générateur d’une perte de droits.

C’est peut-être ce pragmatisme radical qui a fragilisé la position utilitariste au fil des années, car une donnée essentielle se trouve dans la norme : celle-ci vise l’humain en tant que « présence » mais non en tant qu’être. C'est-à-dire que chaque individu est interchangeable avec un autre. En effet, comme le but de l’action est le plus grand bonheur du plus grand nombre, il est intrinsèquement admis une légitimité sacrificielle : certaines personnes, en minorité au sein des utilités, n’auront pas accès à une action augmentant leur plaisir, voire vivront un accroissement de leur déplaisir au nom du plus grand nombre. L’humain est donc reconnu dans la relativité de son ressenti mais pas dans l’absolu de son être puisque ce dernier n’a qu’une valeur quantitative et non qualitative au sein des utilités.

Ainsi, si la conception utilitariste a l’avantage de ne pas utiliser la raison comme critère, et donc d’étendre la possibilité des utilités à une norme plus accessible, celle-ci reste cependant intrinsèquement sacrificielle et comporte un certain écueil au sein de sa radicalité pragmatique potentielle.

b) L’éthique contextualiste

Cette doctrine éthique du 20ème siècle provient notamment de la philosophie du langage (particulièrement des théories de Ludwig Wittgenstein). Elle se base sur l’idée que tous les termes d’un langage dépendent en finalité d’un contexte précis, créant des représentations différentes chez chacun en fonction de sa situation physique et temporelle. Ainsi, certaines valeurs éthiques, telle que la dignité ou la liberté, n’ont pas le même sens selon qu’ils sont utilisés au 20ème ou au 21ème siècle, par un homme valide ou une femme malade, etc.

Il s’agit ici de prendre en compte les normes sociales et épistémologiques de chaque concept moral émis par les personnes, afin d’en distinguer le contexte et de rendre possible une discussion permettant la construction d’une posture commune. Cela a par exemple donné lieu à des préconisations de « conduites d’affirmation » : chaque personne étant invitée à donner son avis plein et entier au sein d’un lieu de concertation, afin de réfléchir aux situations complexes à la lumière des contextes à l’origine des positions de chaque participant.

Un des écueils de cette posture, au demeurant fondamentale lors des réunions de réflexion éthique, reste qu’elle est peu efficiente pour aider la personne aux prises avec une décision individuelle. Même si la réflexion sur le contexte constitue une précieuse source de réflexion, la personne serait en difficulté pour s’extraire de son propre contexte linguistique sans la présence d’autres réalités auxquelles le confronter.

Au sein des institutions, cette éthique particulière se rencontre fréquemment dans les réunions d’élaboration de projets individualisés. Réunions dans lesquelles chaque professionnel a quelque chose de différent à dire au sujet des concepts utilisés, enrichissant la discussion en la contextualisant grâce à sa réalité professionnelle et épistémologique.

c) L’éthique du care

L’éthique du care a pris son essor à la fin du 20ème siècle[91]. Cette doctrine est un peu particulière en raison de son lieu d’émergence et de sa nature. En effet, c’est une éthique « de position », dans le sens où elle fut formalisée pour répondre à un contexte précis et dans un but d’affirmation de certaines valeurs estimées menacées.

De manière générale, elle se base sur la défense du « Care » (que l’on pourrait traduire par « soin relationnel ») face au « Cure » (l’action curative technique). Initiée à l’origine par le personnel féminin des institutions médicales, elle visait à répondre à la multiplication des protocoles et des normes, ainsi qu’à une certaine « taylorisation » du soin. Il s’agissait alors d’affirmer, face à la machine normative, l’importance d’un certain relationnel s’articulant au rationnel.

L’idée générale était donc de promouvoir la relation entre le soignant et le soigné, en vue de minorer la contractualisation excessive pour lui préférer la notion de coopération dans le soin. La reconnaissance d’un certain maternage et de l’impact émotionnel de la relation est donc particulièrement investie et en lien avec le principe de sollicitude exposé en supra.

Il ne s’agit donc pas d’une « éthique du jugement » à l’instar de l’utilitarisme, mais bien d’une promotion de postures et de valeurs censées améliorer le bien-être de chacun au sein de l’institution.

Cette éthique se retrouve de nos jours dans la plupart des établissements de soin et d’accompagnement, sous des formes diverses mais toujours avec ce souci de qualité relationnelle et de « prise en soin » plutôt que de « prise en charge » ; incluant donc la dimension subjective de l’être accompagné dans sa maladie ou sa problématique.

d) L’éthique de la vertu

Nous l’avons vu précédemment, pour Aristote, tout être humain aspire en finalité au bonheur. Ce dernier, qu’il nomme « souverain bien » est en effet précisément ce dont il est question lorsqu’il énonce que  « le bien est ce vers quoi tout être tend, à ce qu’il semble »[92]. Pour atteindre ce bonheur, l’homme doit développer ses potentialités, notamment par la culture de ses vertus. C’est précisément de cette culture dont il est question au sein de l’éthique de la vertu que nous évoquons ici. Ce terme est particulièrement polysémique au sein de la philosophie, aussi nous faut-il préciser les choses pour bien appréhender cette doctrine spécifique. Lorsqu’Aristote utilise le terme de « vertus », il ne fait pas référence à des valeurs absolues dont l’appropriation garantirait le bonheur. Il s’agit davantage d’une culture de posture afin d’obtenir l’équilibre permettant à l’homme d’accroître son bonheur en se montrant raisonnable face au monde et à sa propre action.

Ainsi, c’est par l’usage de la phronesis (c'est-à-dire de la prudence) que la vertu trouverait son origine : elle permettrait à l’homme de saisir le juste milieu entre l’excès et le défaut, le trop et le manque. Aristote donne l’exemple du courage : celui-ci est une vertu car il résulte d’un usage de la phronesis permettant à l’homme de ne sombrer ni dans la crainte excessive (défaut), ni dans la hardiesse le mettant en péril (excès). Par l’éducation de sa volonté, il peut donc atteindre le bonheur en développant des postures d’équilibre face à lui-même, aux autres et au monde. L’éthique de la vertu repose essentiellement sur cet usage de la phronesis en vue d’atteindre un bonheur perçu comme but ultime.

Au niveau des institutions, cette éthique est quotidienne, malgré son usage parfois inconscient de la part des professionnels. En effet, lorsqu’un aidant cherche le juste milieu entre l’autorité et le laxisme face à une personne vulnérable en difficulté (« l’aider mais sans la commander abruptement ni la laisser à l’abandon »), c’est bien de phronesis dont il est question, dans cette quête d’un équilibre dans la vertu de sollicitude.

De même, la question très sensible de l’acharnement thérapeutique ou de l’obstination déraisonnable fait profondément écho à cette doctrine de l’équilibre et de la réflexion sur l’action.

e) L’éthique phénoménologique

La phénoménologie peut être sommairement décrite comme s’intéressant à la manière dont l’homme réalise un acte de conscience pour s’approprier son environnement.

Pour Husserl, par exemple, le but de la phénoménologie est d’étudier la manière dont la phénoménalité (le « à vivre », c'est-à-dire le phénomène entrant dans l’expérience de l’homme) devient un événement (le « vécu », c'est-à-dire la conscience du phénomène ayant acquis un sens dans le monde de l’être).

Il y aurait donc le « vu », c'est-à-dire l’aspect, le pourtour, le ressenti sensoriel, et le « vécu », prenant la forme d’esquisses perceptives dont la somme tisse une impression globale au sein de la conscience humaine.

La question peut se poser : comment une étude de l’acte de conscience peut-elle constituer une éthique à part entière ?

En réalité, il s’agit surtout de saisir que, pour un phénoménologue, l’être du phénomène revient à son paraître et vice-versa : les deux se confondent mutuellement en permanence pour donner lieu à une « expérience du monde », mais également à une « expérience d’être au monde » du sujet lui-même.

Au sein d’une démarche éthique, cette centration sur l’immédiateté de l’expérience peut être particulièrement précieuse pour éviter certains écueils de pensée. Ainsi, s’inspirer de la démarche phénoménologique peut, par exemple, consister à accepter de se laisser surprendre par une personne que l’on accompagne, de la laisser vivre et éclore en nous au-delà de la rationalisation. Par-delà même ce que l’on croit savoir d’elle, il s’agit d’observer la manière dont l’être qu’elle est se donne à voir au sein de notre champ de conscience, afin de ne pas le limiter à quelques notions inscrites sur un dossier ou par l’existence d’une maladie particulière.

L’éthique phénoménologique, finalement, revient à dire que l’autre, ce fameux alter, est une expérience avant d’être une connaissance, et un vécu avant d’être un donné. En cela, il nous semble que cette éthique de l’expérience peut tout à fait trouver sa place au sein d’un univers fréquemment hanté par la stigmatisation (le handicap, par exemple) ou l’anticipation anxieuse des rencontres (le sujet en grande précarité sociale, le « grand psychotique », « le sujet difficile »…).

f) L’éthique existentialiste

L’existentialisme est davantage un courant (philosophique mais aussi littéraire) qu’une véritable doctrine. Il est donc sujet à des variations parfois conséquentes (notamment entre existentialisme athée et religieux), mais possède en quelque sorte un « noyau » unifiant ses théories.

Ce noyau est celui d’une perception de l’homme perçu comme maître de ses actes. Ainsi, n’étant pas limité par une essence le prédéterminant (théologique, sociale…), l’existence de l’homme prend sens pour lui au travers des choix et des actes qu’il décide lui-même de poser.

Il s’agit donc d’un regard particulier sur l’être humain, considéré comme seul à même de se créer par ses propres conduites et postures vis-à-vis de lui-même, du monde et d’autrui.

C’est dans ce sens que, pour Karl Jaspers, l’existence consiste à prendre une décision libre. Il s’agit donc d’un regard sur la responsabilité de l’homme. Celle-ci existe par l’homme lui-même (au travers de ses choix), vis-à-vis de lui-même ou vis-à-vis du monde qui l’entoure. Ce monde étant particulier et unique, dans la mesure où la temporalité et le milieu de chaque homme lui sont propres à chaque instant donné.

Cette position est également celle de Sartre, dont nous avons déjà explicité la position voulant que  l’homme soit existence avant d’être essence.

Même dans la maladie ou l’infirmité, l’être humain conserverait toujours sa radicale liberté, puisque l’acte de choix suffit à assurer la primauté de l’existence. Dans ce sens, Sartre nous dira par exemple qu’il s’agit pour le malade « d’assumer sa condition de malade pour la dépasser »[93], c'est-à-dire que son existence ne se limite pas à son essence puisqu’il demeure en capacité d’exercer sa volonté dans sa manière même de se percevoir.

Cette responsabilité n’est cependant pas uniquement celle de l’individu pour l’individu : elle concerne davantage l’individu vis-à-vis de tous les autres hommes. Il s’agit donc d’une responsabilité existentielle car créatrice de sens pour l’existence de celui qui l’assume mais également pour les autres hommes semblables à lui dans leur indétermination.

Cette posture particulière se retrouve notamment dans la notion de « projets de vie » au sein des institutions, car cette dernière vient réaffirmer la responsabilité de chacun dans sa propre existence. L’obligation inscrite dans la loi dite « 2002-2 » ne dit pas autre chose : chacun doit être acteur de son projet d’accompagnement. Cela n’est pas sans faire écho aux propos de Sartre, pour lequel « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait »[94].

Peut-être est-il possible de considérer l’éthique existentialiste comme le rappel incessant de notre responsabilité vis-à-vis de nous-mêmes (et donc le refus du dogmatisme éthique) mais également vis-à-vis de la responsabilité d’autrui qu’il s’agit de promouvoir, voire de défendre parfois.

g) L’éthique de la responsabilité

La responsabilité est une dimension de l’éthique fréquemment opposée à la conviction. Afin d’éclairer cette opposition, une citation, certes un peu longue, de Max Weber[95] paraît très utile :

« […] toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité […] ou selon l’éthique de la conviction […]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes ». ».

Cette posture, concevant l’idée de responsabilité comme un regard sur les conséquences de l’action, s’oppose donc aux critères intemporels de l’impératif kantien : il s’agit de déterminer si l’action est morale non seulement en fonction de sa nature immédiate mais également au regard de ses conséquences prévisibles.

Cela fera dire à Hans Jonas que l’homme vit au sein d’un monde et que cela l’empêche de tout tenter : quand bien même serait-il en capacité de faire tout ce qu’il souhaite, il ne le pourrait pas car sa responsabilité vaut pour aujourd’hui mais également pour demain. La responsabilité a donc une dimension de légation : « l’idée de progrès n’a de sens que si l’avenir est préservé »[96], dira-t-il.

Pour Ricœur, elle se teinte également d’un autre aspect essentiel : l’existence de l’homme s’inscrit dans une réciprocité de relation entre les êtres, mais également au sein d’un monde la permettant. Ainsi, il est de la responsabilité de chacun de rendre ce monde juste, aussi ardue que puisse être la tâche. Il dira notamment qu’ « être éthique, c’est accepter et vivre le conflit du bien à faire et du devoir à accomplir dans un monde. C’est souffrir ce conflit sans repos, jamais réglé, toujours remis sur l’ouvrage »[97].

Ainsi, il y a une opposition de fait entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique utilitariste : si au sein de cette dernière, l’homme existe en tant qu’utilité, la responsabilité de la première suppose que le « Je » de l’homme, présent comme futur, prévale sur le « Nous groupal » des utilités, inscrit dans un présent permanent.

4) Conclusion                                     

Cet écrit s’est intéressé aux différentes pensées de l’éthique, afin d’en constituer une revue à même de promouvoir un certain socle théorique pour nos travaux futurs.

Dans cette optique, l’abord de la dimension humaniste nous a permis de montrer que, si le passé ne devait pas devenir un carcan pour la pensée contemporaine, cette dernière ne pouvait cependant pas ignorer les écueils et les difficultés mis en lumière au fil des époques. C’est dans l’articulation de ces conceptions héritées et de la créativité nécessaire au sein des institutions que nous semble résider la possibilité d’un dispositif éthique à même de préserver les plus vulnérables. Le dépassement de l’anthropocentrisme par la notion de responsabilité, par exemple, constitue une ancre essentielle dans le fonctionnement des structures actuelles. Les écueils fondamentaux qu’a pu générer la primauté de la raison sont, de même, importants à prendre en considération lorsqu’il s’agira de se prémunir contre une certaine toute-puissance soignante ou institutionnelle.

Ainsi, penser un dispositif éthique concret relève-t-il autant de la promotion d’une relation mutuellement humanisante que de l’établissement d’un rapport harmonieux entre l’éthique déontologique et téléologique. Entre le devoir, noyau de l’action professionnelle, et la vertu, fondement de la relation au sujet, c’est bien le passé de nos conceptions qui nous permettra la constitution d’un dispositif contemporain respectueux des personnes.

Au sein de cet écrit, nous avons également pu montrer que c’était par la réflexion sur un certain nombre de valeurs que reposait l’assise de tout dispositif. Comment, en effet, réfléchir à notre pratique sans que celle-ci ne s’inscrive dans le respect de la dignité, de la justice ou encore de l’essentielle sollicitude du rôle d’aidant ? Ces valeurs fondatrices seront donc au cœur de notre recherche concernant la mise en place concrète d’un outil institutionnel favorisant la démarche de concertation éthique.

Enfin, une brève présentation de certains courants éthiques nous a permis de présenter toute l’étendue de la réflexion dans ce domaine : entre la dimension communautaire de l’utilitarisme et celle, plus individuelle, de l’éthique de la vertu, tout un champ des possibles s’ouvre pour les établissements. L’alliance entre les savoirs actuels (notamment au niveau de la neuroéthique) et l’inflexion de posture permise par les colorations existentialistes, phénoménologiques ou encore contextualistes, sera fondamentale dans une construction formelle teintée d’éclectisme et de refus du dogmatisme.

Il s’agira donc de prendre en considération ces éléments théoriques afin de créer un dispositif de décision porteur d’une réelle vigilance institutionnelle. Celle-ci sera nécessairement pensée au regard de la préservation de l’être du sujet, au sein d’établissements soumis à différentes logiques et dimensions de fonctionnement.

C’est dans ce cadre que nous poursuivrons nos travaux, en vue de proposer un outil d’établissement. Nous nous efforcerons à rendre possible la constitution d’une démarche de concertation éthique éclairée, porteuse à la fois de sens et de responsabilité, pour l’ensemble des acteurs amenés à s’y engager.

Pour citer cet article: Bemben, L., Kalis, C., Rozenberg, J., L'établissement d'une démarche éthique en institution sociale et médico-sociale, Repères éthiques de psymas, avril-mai-juin 2016.


[1] Bemben, L., L’intention éthique en institution médico-sociale, Repères éthiques oct.-nov.-déc. 2015.

[2] Ibid.

[3] Montaigne, Michel de (1580), De l’institution des enfants, Ed. Mille et une nuits, 2002.

[4] Machiavel, N., Le Prince, Ed. J’ai lu, 2004.

[5] Il peut paraître surprenant d’inclure Machiavel dans le courant humaniste, tant son ouvrage peut sembler dénué de toute pitié à l’égard de l’homme. Ce serait oublier, cependant, qu’il a essentiellement décrit le fonctionnement des rouages du pouvoir de son époque. Par ailleurs, nombre d’auteurs, à l’instar de Rousseau ou de Spinoza, ont vu dans « Le Prince » une œuvre ambiguë pouvant être destinée en réalité au peuple afin de lui permettre de déjouer les stratégies des tyrans.

[6] Rabelais, F., Gargantua, Folio, 2004.

[7] Ibid., p. 57.

[8] La domination de la religion chrétienne en Occident, à cette époque, n’est pas sans avoir influencé cette notion de péché originel et de permanente tentation.

[9] La philologie étant l’étude (linguistique mais aussi historique) d’une langue à partir de ses écrits.

[10] Dont l’œuvre originelle entière est parvenue en Europe au 15ème siècle, grâce aux réfugiés fuyant la prise de Constantinople par les Ottomans.

[11] Qui n’a pas inventé l’imprimerie (celle-ci existait dès le 11ème siècle en Chine), mais a produit des caractères mobiles métalliques, le concept de la presse et l’encre typographique permettant son rapide développement.

[12] Le Doeuff, M., BACON chancelier FRANCIS (1560 ou 1561-1626), Encyclopaedia Universalis (en ligne) : http://www.universalis.fr/encyclopedie/bacon-chancelier-francis/

[13] Par exemple au sein de la théorie platonicienne des Formes, donnant lieu à l’allégorie de la caverne (voir à ce sujet Bemben, L. La violence institutionnelle, Repères éthiques janvier-février-mars 2016).

[14] Pour qui « l’homme est la mesure de toute chose ».

[15] Descartes, R., Discours de la méthode, Flammarion, 2000.

[16] Ibid., chap. VI.

[17] Heidegger,M. (Trad. Roger Munier), Lettre sur l’humanisme, Aubier Ed. Montaigne, 1970.

[18] Notamment la critique d’un certain impérialisme moral, puisque la logique humaniste comportait une volonté universaliste oubliant de fait la dimension très occidentale des critères moraux défendus.

[19] Contrairement à une croyance relativement répandue, la controverse de Valladolid n’a pas portée sur l’existence ou non d’une âme chez les Indiens (l’autorité papale ayant décrété bien des années auparavant que « tout peuple humain, connu ou inconnu, possédait une âme et devait donc être évangélisé »), mais bien sur la légitimité d’une certaine forme d’évangélisation contrainte. En somme, il s’agissait de juger, sur des critères rationnels et moraux, la civilisation précolombienne et ses pratiques (cannibalisme, inceste royal) pour déterminer la légitimité des conduites de supplantation culturelle et de mise en servitude.

[20] Lévi-Strauss, C., L’homme nu, Plon, 1971.

[21] Levinas, E., L’humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Paris : 1972.

[22] L’Approche Centrée sur la Personne (ACP) développée par Rogers a mis en avant le rapport d’égalité entre le client et le thérapeute. Face à l’expression de l’expérience de son client, le thérapeute évolue lui aussi dans sa construction propre. Le terme d’intersubjectivité dans ce type d’approche trouve une parfaite définition.

[23] Rogers, C., Client-Centered Therapy, its current practice, implications and theory, 1951.

[24] Perls, F., Goodman, P. & Hefferline, R. (1951), Gestalt therapy, l’Exprimerie, 2001.

[25] En tant qu’existentialiste chrétien, le terme « prochain », pour ce philosophe, signifie que le fait d’appartenir à la famille humaine le rend ontologiquement digne au-delà de toute autre considération morale.

[26] Kant, E., Fondation de la métaphysique des mœurs, 1785.

[27] Ibid.

[28] Aristote, Ethique à Nicomaque (Trad. : Jules Tricot), Vrin, Coll. Bibliothèques des Textes Philosophiques, 1959.

[29] Le terme de vertu lui-même fera l’objet d’une présentation plus précise en infra, lorsqu’il sera précisément question de « l’éthique de la vertu ».

[30] Foscheid, D., Philosophie, éthique et droit de la médecine, PUF, 1997, pp. 78-84.

[31] Rappelons d’ailleurs que le terme grec « forma » signifie étymologiquement « figure ».

[32] Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

[33] Freud, S., Le Moi et le Ca, 1923.

[34] Perls, F., op. cit.

[35] Castoriadis, C., L’institution imaginaire de la société, 1975.

[36] Arrien, Manuel d’Epictète (Trad. Emmanuel Cattin), Flammarion, 1999.

[37] Buber, M., Je et Tu, Paris : 1969.

[38] Levinas, E., Ethique et Infini, Paris : 1979.

[39] En le considérant, peut-être, comme un prochain kierkegaardien, d’une dignité absolue car humaine.

[40] De Broca, A., Comment penser l’homme, Ed. de l’Atelier, 2009.

[41] Roskies, A., A Case Study of Neuroethics: the Nature of Moral Judgment, in Illes, J. (dir.), Neuroethics, Oxford, OUP, 2006, p. 18.

[42] Baertschi, B., La neuroéthique : ce que les neurosciences font à nos conceptions morales. Ed. La découverte, 2009.

[43] Damasio, A. R. (1994), Descartes' error: Emotion, reason, and the human brain. Putnam, G. P., New York: NY. Traduction française : L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 2001.

[44] Macmillan, M., & Lena, M., Rehabilitating Phineas Gage. Neuropsychological Rehabilitation, 2010, 20 (5).

[45] Damasio, A. R. Ibid, p. 27.

[46] Marcus, S., Neuroethics. Mapping the Field, New York, Dana Foundation, 2002.

[47] Le domaine cognitif fait référence à l’acquisition, la rétention et l’utilisation des connaissances. La cognition (du latin cognitus : appris) regroupe les processus mentaux de la connaissance incluant des aspects tels que la conscience, la perception, le raisonnement et le jugement. Le domaine conatif (du latin conatio : tentative, effort) renvoie à l’orientation, à la régulation et au contrôle des conduites. La conation implique l’ensemble des processus psychiques qui conduisent à utiliser ses connaissances, à les orienter et à les contrôler permettant d’aboutir à l’action.

[48] Damasio, A. R. (2005). Spinoza avait raison, Odile Jacob, Paris, p. 157.

[49] Plus connu sous son titre de Baron de la Brède et de Montesquieu.

[50] Cela transparaît encore dans certains us nationaux, par exemple lorsqu’il est question « d’élever à la dignité » d’un titre, ou de considérer quelqu’un comme étant un « dignitaire » politique ou religieux.

[51] Kierkegaard, S., Un point de vue explicatif de mon œuvre, 1850.

[52] Ricœur, P. in De Raymond, J.-F., Les enjeux des droits de l’homme, Larousse, 1988, p. 236-237.

[53] Kant, E. (1788), Critique de la raison pratique, Flammarion, 2003.

[54] Sartre, J.-P., Op cit.

[55] Kant, E., Fondation de la métaphysique des mœurs, 1785.

[56] Le champ de la suicidologie, d’une certaine manière, se base sur cette idée qu’il ne peut être accepté qu’un sujet puisse porter atteinte à sa propre vie, et donc à sa propre dignité perçue ici comme droit à vivre.

[57] Pour un regard précis sur cette question, voir Ricot, J., Dignité et euthanasie, Nantes, 2003.

[58] Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, op. cit.

[59] Cette conception de l’éthique, basée sur le triptyque Je-Tu-Il, a fait l’objet d’une présentation plus précise au sein de Bemben, L., L’intention éthique en institution médico-sociale, Repères éthiques oct.-nov.-dec. 2015.

[60] Ibid.

[61] Ibid.

[62] Voir, à ce propos, Bemben, L., La violence institutionnelle, Repères éthiques janvier-février-mars 2016.

[63] Haute Autorité de Santé.

[65] Le terme de fonctionnement est ici employé au sens large, en tant que fonctionnement somato-psychique.

[66] Une fragilité peut être d’ordre sensoriel, moteur, cognitif, psychique, émotionnel, affectif…

[67] Chabrier, L. Psychologie Clinique, Hachette, 2006.

[68] Exemple du projet régional de « Prévention de la Dépendance Iatrogène à l’Hôpital en Région Midi-Pyrénées » de 2014 qui a permis de développer des études dans le pôle de gériatrie.

[69] Situation de dépendance ou de fragilité induite ou renforcée par le système d’aide ou de soins.

[70] Pour un abord « concret » du concept de vulnérabilité dans les institutions médico-sociales, voir Bemben, L., Les troubles du comportement, Repères éthiques janvier-février-mars 2015.

[72] Levinas, E., De Dieu qui vient à l’idée, 1982.

[73] A ce propos, Alain Finkielkraut verra dans le système concentrationnaire nazi une preuve de cette puissance éthique du visage : selon lui, c’est pour rendre inopérant l’appel éthique émanant du visage de leur victime que les bourreaux les dénudaient systématiquement. De cette manière, le visage ne se détachait plus du reste de la personne en tant que marqueur de vulnérabilité, et donc de responsabilité éthique.

[74] Ibid.

[75] Arrien, Manuel d’Epictète, op. cit.

[76] Spinoza, B. de,  L’Ethique, Livre III, Folio, 1994.

[77] Kant, E., ibid.

[78] Sartre, J.-P., L’imaginaire, Folio Essais, 1986.

[79] Sartre, J.-P., L’Etre et le Néant, 1976.

[80] Le terme est utilisé ici en son sens platonicien, c'est-à-dire celui « d’adéquation de fonctionnement avec le cosmos ». En cela, il acquiert une certaine synonymie avec la notion de « bien », et par corolaire devient le fondement de la vertu, qui est précisément la recherche du bien.

[81] C’est d’ailleurs dans sa volonté de ne pas combattre la justice de son époque, perçue comme fondement de l’équilibre, que Socrate acceptera de boire la cigüe à l’issue de son procès.

[82] Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit.

[83] Entendus, ici, en leur sens aristotélicien : autant, donc, les biens matériels que les responsabilités, les libertés, les droits et les devoirs.

[84] La commutativité est le caractère d’une opération dont le résultat ne change pas quel que soit l’ordre des facteurs en jeu. Par exemple, l’addition est commutative, puisque « 2 + 3 = 5 » et que « 3 + 2 = 5 ».

[85] Qui s’exprime par « un œil pour un œil, une dent pour une dent ». C'est-à-dire que pour un œil, seul un œil est légitimement exigé. C’est une loi de modération contre la vengeance démesurée.

[86] La distributivité est, en mathématique, une égalité non pas entre les valeurs mais entre les rapports existant entre les valeurs. Ainsi, elle est à la base de la proportionnalité : « 4/2 = 8/4 = 16/8 ».

[87] Ibid.

[88] Ricoeur, P., op. cit.

[89] Ricoeur, P., op. cit.

[90] Voir, à ce propos : Singer, P. (1975), La libération animale, Paris : Grasset, 1993.

[91] Pour une présentation plus précise, voir Laugier, S. & Paperman, P., Le souci des autres, Ethique et politique du Care, Ed. EHESS, Paris : 2005.

[92] Aristote, Ethique à Nicomaque, Flammarion, 2001.

[93] Sartre, J.-P., Cahiers pour une morale, 1983.

[94] Sartre, J.-P., Op. cit.

[95] Weber, M., Le savant et le politique, Plon, 10/18, 1995.

[96] Jonas, H., Le principe responsabilité, Flammarion, 1998.

[97] Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Op. Cit.