La possibilité d'une approche philosophique de l'autisme

Le climat de recherche actuel semble centrer la réflexion sur l’autisme à des niveaux essentiellement neurologiques et neuropsychologiques. Cependant, il reste possible de mettre en lien les phénomènes autistiques tels qu’ils se présentent et certaines théorisations philosophiques.
Ce type d’exercice, pour peu évident qu’il soit, paraît nécessaire afin de ne pas oublier qu’un individu est avant tout un être pensant et non une « machinerie cérébro-hormonale ». Le risque contemporain est en effet celui d’une réification de l’individu, perçu comme « fonctionnel ou non » avant d’être considéré pour l’être humain qu’il est pourtant ; et ce avant toute autre chose.
Parmi les enseignements des philosophes, ceux d’Husserl concernant la phénoménologie sont particulièrement intéressants à étudier lorsqu’on s’intéresse à l’autisme. Dans ses « Méditations cartésiennes », il s’intéresse en effet à divers sujets, dont la reconnaissance d’autrui en tant que sujet pensant. Cela fait directement écho à la dimension problématique de l’empathie dans la pathologie autistique.

La 5ème méditation cartésienne
Dans cet écrit, Husserl traite de la question d’autrui et de sa reconnaissance. Son propos débute par l’affirmation qu’autrui est, et restera, un mystère dans la mesure où sa pensée nous est radicalement inaccessible.
Il ferait donc l’objet d’une intentionnalité médiate, c'est-à-dire que la pensée qui lui est prêtée est imaginée plutôt que perçue. Cela revient à percevoir un cube : l’incapacité à percevoir toutes ses faces impose à la pensée une construction imaginaire de ce qui nous est caché.
Partant de ce constat, Husserl définit deux niveaux dans le corps :

Le körper (ou corps objectif), qui est le support neurobiologique
Le lieb (corps subjectif), qui est le rapport animé de l’intérieur porté par le körper.

Pour Husserl, la rencontre avec autrui provoque de manière simultanée deux phénomènes distincts : une vue du körper, qu’il nomme Présentation, et un aperçu du lieb, nommé Apprésentation.
Percevoir autrui, c’est donc réaliser un accouplement entre le körper que je vois, et le lieb que j’aperçois de manière médiate. Cela n’est possible que grâce à ce qu’Husserl nomme l’apprésentation assimilante : « je peux prêter un lieb à autrui car je suis moi-même un lieb ».
Un exemple simple de ce phénomène d’accouplement réside dans le fait d’être surpris lorsque, devant une vitrine de magasin, le mannequin portant des vêtements s’avère en fait être une vendeuse. Alors même que nous pensions faire face à un objet inanimé, nous réalisons que nous regardons un sujet animé. L’apprésentation assimilante se perçoit dans le glissement entre la vue supposée du mannequin et la réalisation de l’erreur : quelque chose a changé de notre perception de l’autre dès l’instant où nous nous sommes précisément rendu compte qu’il était un autre. Ce quelque chose, pour Husserl, est l’apprésentation du lieb qui nous fait face.

Nous voyons toute la portée de cette considération philosophique lorsqu’Asperger nous parle d’une limitation de l’empathie chez l’enfant porteur d’une « psychopathie autistique ». Traduit en langage phénoménologique, nous pourrions dire que ce qu’Asperger désigne est en fait une absence d’apprésentation.
L’autisme pourrait être considéré comme un défaut d’apprésentation assimilante de l’enfant.
Accessible à la présentation du corps qui lui fait face, il peinerait à apercevoir le lieb qui l’accompagne.
Qu’en déduire ?
Peut-être que cette simple notion ouvre des portes de compréhension à la problématique autistique hors des sentiers battus, et par là hors des conflits qui gangrènent depuis plusieurs années la clinique de l’autisme. En effet, l’absence d’apprésentation assimilante pourrait nous amener à saisir quelques aspects du vécu phénoménologique de la personne avec autisme, pour peu que nous prenions en considération les conséquences potentielles d’un rapport partiel à la perception d’autrui.
Par exemple, nous pourrions imaginer l’impact d’une simple présentation sur l’acquisition du langage chez l’enfant. C’est bien par certains mécanismes biologiques que nous percevons la fréquence de la voix humaine comme particulière, mais il y a aussi une fonction d’accouplement dans le fait de saisir que ce son spécial appartient à un autre sujet. Dans l’optique d’une présentation (je perçois cette voix) sans apprésentation (je ne parviens pas à saisir qu’elle appartient à un autre sujet), l’acquisition par imitation du langage se complique considérablement. Pourquoi répéterai-je ce son articulé que j’entends, s’il n’est pas plus chargé de signification humaine que tous ceux qui l’accompagnent ? Y a-t-il réellement une différenciation du son vocal humain d’avec, par exemple, le son émis par une radio ?

Il est essentiel de saisir que la construction de la spécificité de la voix humaine est autant basée sur un mécanisme neurobiologique facilitateur que sur un apprentissage au long cours du bébé (1).
Ce type de questionnement pourrait donner une piste de compréhension à la difficulté que nous constatons fréquemment, chez les enfants avec autisme, à repérer que nous nous adressons à eux.
Dans la même logique, il est important de saisir que le répertoire émotionnel d’un sujet, autiste ou non, dépend en grande partie de ses liens avec autrui. C’est par le partage émotionnel que se constitue partiellement le rapport à l’émotion du sujet, et notamment son repérage fin. Or, comment accroître un répertoire émotionnel par partage, si la conscience que l’autre est un lieb susceptible d’émotionnalité échappe à la personne?
Lorsqu’Asperger parle d’un certain appauvrissement de l’imagination, il est une nouvelle fois possible de le traduire en langage phénoménologique : il pourrait y avoir une difficulté de construction imaginaire liée à une absence de transformation de la phénoménalité que présente l’autre (un faciès, un timbre de voix… tout indice émotionnel) en événement porteur de sens (c’est une émotion faisant écho à la mienne).

Cette approche phénoménologique peut également se décliner au niveau des contacts corporels. Que penser du rapport au corps des personnes avec autisme, dans ce contexte théorique ? Il est souvent énoncé que le contact corporel peut être source d’une grande détresse, mais ne serions-nous pas effrayés, nous aussi, si l’environnement venait nous agripper sans crier gare ? Il est en effet possible de considérer que la seule présentation ne permette pas toujours de différencier un corps vis-à-vis des autres objets de l’environnement.

En résumé, nous pouvons voir que la pensée du Husserl ouvre des possibilités de compréhension potentiellement très enrichissantes dans le domaine de l’autisme. Ce court exposé ne vise pas à développer outre mesure le raisonnement phénoménologique sur l’autisme, mais plutôt à montrer qu’il est possible de penser ce type de pathologie de manière expérientielle. Certes, cela ne permet pas de tirer au clair l’étiologie de la maladie ou même d’envisager un traitement quelconque, car ces enjeux sont aujourd’hui l’apanage d’une approche intégrative mêlant sciences de la vie et clinique contemporaine.

Si la philosophie a un rôle à jouer dans cette situation complexe, c’est à notre sens celui d’aider à la compréhension que toute recherche étiologique est complémentaire et non substitutive de la clinique du sujet. A ce titre, la phénoménologie constitue un vivier formidable pour la pensée de notre époque, qui confond encore trop souvent l’être du sujet et le sujet du soin.

(1) Percevoir la voix humaine comme singulière n’est en effet que le point de départ du processus permettant de lui attribuer progressivement un sens et, plus tard, une symbolique.
(2) La pensée gestaltiste nous dirait d’ailleurs que la distinction fond/forme est une construction bien plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.