Le polyhandicap et le mythe de la Syngué sabour: un point de vue sur la crise en établissement médico-social

Le polyhandicap et le mythe de la Syngué sabour
Un point de vue sur la crise en établissement médico-social
Lucas Bemben, Psychologue clinicien

Les situations de crise ébranlant les équipes professionnelles sont une difficulté particulièrement sensible au sein des institutions médico-sociales. L’exacerbation des tensions entre équipiers peut rapidement mettre à mal le tissu relationnel, générant conflits, agressivité et désaccords crispés. Lorsque le dispositif institutionnel se retrouve ainsi déstabilisé, l’hostilité et l’incohérence d’accompagnement s’installent, avec toutes les conséquences qu’elles peuvent avoir sur des usagers vulnérables et en constante recherche de repères.

L’analyse des facteurs psychiques et institutionnels à la source de ces crises a déjà fait l’objet de nombreuses publications, notamment avec le regard de René Kaës sur la nature des liens institutionnels. La situation spécifique des établissements accueillant des personnes en situation de polyhandicap devrait, selon nous, faire l’objet d’une attention particulière. En effet, ces personnes présentent un profil particulier, mêlant la plupart du temps une atteinte motrice et une déficience mentale. La vulnérabilité que cette situation induit est telle que l’autonomie (concrète, mais également psychique) est massivement entravée.

La question peut donc se poser : quel est l’impact de ces situations de grande dépendance sur les équipes, et, en corollaire, quel effet cet impact peut-il avoir sur la nature des crises déstabilisant l’institution ?

Dans ce cadre, un mythe perse nous semble à même de favoriser la réflexion sur les phénomènes institutionnels à l’œuvre lors de ces périodes complexes : celui de la Syngué sabour.

Le terme de Syngué sabour provient du perse « syngue » (pierre) et « sabour » (patiente). La Syngué sabour est donc une « pierre de patience »: on la poserait devant soi pour y déverser ses malheurs, sa souffrance et ses douleurs. A cette pierre, l’homme confierait tout ce dont il n’oserait pas faire part à autrui. C’est ce dévoilement, cette fragilité et ces souffrances, qu’elle absorberait patiemment, jour après jour. Au bout d’un moment, cependant, elle finirait par éclater. C’est alors que la magie opèrerait : la pierre, en se détruisant, délivrerait l’homme du poids des malheurs qu’il y aurait déversés.

Au sein d’un établissement médico-social, ce mythe nous semble propice à une réflexion sur le concept de crise institutionnelle. En effet, un regard sur les besoins et spécificités induits par la grande dépendance nous amène à nous interroger : l’équipe professionnelle accompagnant des personnes grandement dépendantes ne serait-elle pas, métaphoriquement, une Syngué sabour ?

Afin d’étayer notre propos, il convient de rappeler certaines caractéristiques des situations de polyhandicap. Nous avons déjà souligné l’importance des atteintes somatopsychiques qu’elles supposent, avec une restriction massive de l’autonomie. Cette dernière place le sujet dans une vulnérabilité parfois extrême vis-à-vis de son entourage et de ses aidants. Telle personne ne peut se déplacer seule, telle autre a besoin d’être changée quotidiennement car son incontinence l’amène à se souiller. Souvent, le sujet ne peut s’exprimer verbalement, et n’est pas en capacité de saisir le sens des propos qui lui sont tenus. Il s’agit donc, ici, de situations où l’être se retrouve face à un besoin radical de l’autre pour son confort, mais également pour sa propre survie.

Dans ces institutions, l’accompagnement n’est donc pas seulement quotidien : il est intégral. Hygiène, sécurité, communication, déplacement, alimentation… Autant de sphères essentielles que le handicap peut entraver, autant de dimensions pour lesquelles le sujet a besoin de l’accompagnement attentif de professionnels. Cela nécessite une vigilance constante de la part de ces derniers, et avec elle un investissement psychique particulièrement conséquent.

Dans ces établissements, l’observation est donc fondamentale : aux côtés de personnes se trouvant en difficulté (ou en impossibilité) d’exprimer leurs désirs et besoins, il s’agit de les percevoir, ou parfois même de tenter de les deviner. Le professionnel est donc amené à agir sur deux plans distincts : un plan concret, où chaque geste doit être pensé et réalisé avec compétence afin de ne pas blesser le corps, et un plan symbolique, peut-être moins souvent évoqué, où l’émotion et l’affectif sont reçus et transcrits dans l’ajustement du professionnel.

Il n’est pas rare, dans ce contexte spécifique, d’apercevoir un aidant réagir promptement à un comportement manifesté par une personne, alors même que ce dernier paraissait tout à fait anodin à un observateur extérieur. Si le geste réalisé est soumis à certaines contraintes (techniques, médicales…), la possibilité même de réaction du professionnel dépend bien de son accordage à l’autre et à sa sensibilité aux signes parfois discrets qu’il peut émettre (volontairement ou non). Il s’agit, ici, d’une situation comparable à celle de l’entretien clinique, dans lequel le clinicien investit en quelque sorte son appareil psychique afin de créer avec le sujet un espace où ce dernier peut investir une partie de lui-même. Il ne s’agit pas de penser à la place de l’autre, mais bien de rendre possible la constitution d’un espace intersubjectif où la pensée de l’autre advient et se construit. Cet espace est une véritable contenance psychique créée par une posture bienveillante et attentive. Cette fonction professionnelle reste aussi méconnue que fondamentale. Loin de l’efficacité objectivable du soin « bien fait » ou de l’acte « aux normes » qui plaît tant aux instances décisionnaires, il s’agit d’une posture spécifiquement humaniste. Nulle norme et nul protocole ne peuvent en déterminer la nature ou la bonne mise en œuvre : l’ajustement relationnel est toujours unique, au sein d’une authentique éthique du prendre-soin. Celle-ci permet à l’autre de se sentir exister dans la rencontre d’une pensée aidant la sienne à prendre sens, même et avec un handicap massif. Nous retrouvons ici un des crédos de la psychothérapie institutionnelle : l’institution est certes un lieu où l’on soigne, mais surtout un lieu qui soigne de par son propre fonctionnement.

Ainsi, jour après jour, le sujet en grande dépendance vit et pense ses émotions et ses désirs, avec des professionnels acceptant de vivre et construire avec lui une partie de ce vécu. Jour après jour, la sensibilité de ces aidants est donc engagée, sollicitée, et parfois malmenée. La radicalité des angoisses psychotiques, la terreur glacée s’emparant d’une personne aux prises avec une problématique autistique, la fureur d’une automutilation vulnérante sont des réalités quotidiennes au sein de ces structures. Il s’agit de ressentis et d’émotions parfois très brutaux, venant percuter la sensibilité du professionnel réceptif à la souffrance du sujet qu’ils expriment.

Peut-être est-ce sur cette dimension que l’institution rencontre le mythe : l’équipe institutionnelle peut devenir une Syngué sabour dans la mesure où elle est en position d’absorber les éléments les plus durs et pénibles de la pensée du sujet. Le terme de « pierre de patience » est d’ailleurs particulièrement adéquat, tant le temps semble parfois s’annihiler dans la répétition et le sentiment d’inexorable immuabilité.

Si cet impact sur la vie institutionnelle mérite d’être souligné, la question demeure : quel effet peut avoir cette situation particulière sur la nature de la crise institutionnelle ?

Afin de répondre à cela, il nous faut à présent préciser une autre spécificité des établissements médico-sociaux : le thème des conflits entre équipiers. En effet, il arrive fréquemment que le conflit ou la crispation se centre sur un aspect bien précis des choses : les modalités d’accompagnement des sujets. Ce constat n’est en rien anodin, car révélateur du fondement de la crise.

Un regard sur le processus même des décisions institutionnelles est essentiel : bien souvent, les établissements fonctionnent sur le pivot que sont les réunions professionnelles. Qu’ils soient généralisés ou localisés sur une unité ou un service, ces temps d’échange sont un point central dans le processus décisionnel. Certains types de réunion sont d’ailleurs des incontournables dans le respect de la réglementation des structures. Comment, en effet, respecter l’injonction faite aux établissements de construire un projet d’accompagnement individualisé sans recourir à l’échange pluridisciplinaire ?

Ce fonctionnement nous montre toute l’attention portée aux différents aspects de la vie du sujet, mais également une modalité importante du dispositif institutionnel : il s’agit de construire un accompagnement basé sur les avis et ressentis d’un nombre parfois pléthorique de professionnels. Si nous prenons cet aspect des choses en considération, et que nous le croisons avec le vécu professionnel induit par la grande dépendance, une conclusion s’impose : les modalités d’accompagnement sont une synthèse des ressentis de chacun, afin de saisir le sujet dans sa globalité. Elles comportent donc une dimension de compromis basée sur la mise en commun d’expériences diverses.

Si nous ne pouvons qu’approuver un tel fonctionnement (ne serait-ce que dans sa lutte contre l’arbitraire), il nous faut relever une de ses conséquences : lorsque les ressentis s’exacerbent et que le vécu professionnel s’emplit d’émotions et de souffrance, c’est tout le dispositif institutionnel qui se retrouve percuté. Son rouage central étant un dialogue constant entre ses membres, lorsque la souffrance se fait intense, l’échange devient difficile. Le processus décisionnel, dans ces conditions, peut amener une radicalisation des positions de chacun. La crise éclot précisément lorsque le dialogue devient débat, et que le débat se transforme en confrontation de positions défensives.

Peut-être est-ce là un second point d’accroche avec le mythe : toute patiente qu’elle soit, la pierre finit par éclater sous la tension des souffrances absorbées.

Cependant, il n’est pas question, dans notre propos, de considérer cette situation comme intrinsèquement néfaste pour le sujet ou l’établissement. N’oublions pas que la conséquence de cet éclatement dans le mythe perse est la délivrance de l’individu.

Qu’en penser dans la configuration que nous venons de décrire ?

D’une part, un fait intéressant est à relever. L’expérience nous montre que, bien souvent, l’éclatement d’une crise institutionnelle peut avoir l’effet paradoxal de permettre une mutation de l’établissement. Cette dernière, d’ailleurs, n’aurait peut-être pas pu être possible dans des circonstances apaisées. Alors même que les positions se radicalisent, la tempête émotionnelle semble donc propice à l’expression des souffrances de chacun. Au-delà des conflits se dessine donc l’opportunité d’un repositionnement global de la structure vis-à-vis de ses modes de fonctionnement. Il s’agirait, ici, de concevoir la crise comme un éclatement délivrant la structure de souffrances et d’inadaptations patiemment absorbées par le tissu institutionnel lui-même.

D’autre part, le sujet en situation de polyhandicap lui-même peut avoir des réactions très surprenantes. Alors que les professionnels se déchirent sur les modalités de son accompagnement, celui-ci peut montrer des comportements semblant indiquer une certaine forme de soulagement. Les spécificités du vécu professionnel peuvent nous aider à saisir le sens de ce type de ressenti paradoxal. Une partie de l’action professionnelle consistant à fournir un cadre de pensée à des ressentis difficilement exprimables pour la personne, ne pourrions-nous pas considérer que la concrétisation, dans la réalité institutionnelle, de la violence de son vécu puisse éventuellement l’aider à la penser ? La Syngué sabour éclatant, le sujet se retrouve en quelque sorte délivré de l’impensable, à la faveur d’une situation représentant ce qui l’habitait et qu’il ne pouvait mettre en mots ou en sens.

Il ne s’agit pas de souhaiter la crise ou de chercher à la provoquer, puisqu’elle signe en quelque sorte une difficulté de fonctionnement. Il s’agirait plutôt de saisir qu’elle est un signe de vie et de mutation institutionnelle. Ainsi, loin d’être simplement néfaste et délétère, elle constitue le signe que l’institution se défend face à un débordement venant la déstabiliser.

Nous retrouvons ici la notion de thanatophorie de Kaës, avec cette idée qu’une institution à la dérive est davantage une institution qui se fige dans l’absence de pensée qu’une institution s’exprimant dans l’émotion, fût-elle radicale ou conflictualisée.

Ainsi, nous voyons que le mythe de la Syngué sabour peut nous aider à comprendre un certain type de difficulté institutionnelle, et ce sur deux niveaux :

La crise peut être le fait d’un mode de fonctionnement amenant le professionnel à s’accorder psychiquement au sujet en situation de dépendance. Le ressenti d’émotions et de vécus difficiles peut déborder l’aidant, qui exprimerait alors sa difficulté dans la radicalisation émotionnelle.

La dimension institutionnelle de cette situation exacerbée pourrait résulter du dispositif lui-même, basé sur la mise en commun d’expériences et de ressentis parfois intenses. A l’image d’un aidant percuté par des vécus difficiles, le tissu institutionnel se retrouverait déstabilisé par la somme expérientielle réunie lors des temps d’échange. A ce titre, la fréquente centration des conflits sur les modalités d’accompagnement semble très révélatrice.

Cela nous permet de ne pas percevoir la situation de crise comme un écueil insurmontable mais bien comme une double opportunité : celle de réfléchir à ce que le sujet accompagné peut vivre et ressentir ; et celle de percevoir les failles institutionnelles nous amenant à être percutés par ces ressentis plutôt qu’à pouvoir les mettre au service d’un accompagnement permettant d’en neutraliser la violence.

Peut-être cette « délivrance » mythique est-elle donc à comprendre comme la possibilité de ne pas être prisonnier de ressentis brutaux et difficilement pensables. Par son propre éclatement, l’institution pense et se donne à penser son propre fonctionnement et celui des personnes qui y vivent. Signe de vie et de résistance, la crise peut donc être mutative plutôt que destructrice, pour peu qu’elle soit perçue comme une chance d’évolution et non comme un obstacle à faire disparaître.