Les principes de la classification internationale

L’autisme, comme toutes les pathologies mentales, fait l’objet d’une classification au sein de systèmes de référence. Ces derniers, nommés « nosographies »(1), ont le double intérêt de favoriser le consensus diagnostique tout en permettant le dialogue international autour des maladies.
Globalement, une nosographie a trois buts : permettre une dénomination des pathologies de l’être humain, proposer une certaine définition de la clinique de l’époque et, enfin, porter un ensemble théorique au travers d’une pratique clinique spécifique.
Actuellement, deux nosographies font figure de référence au niveau international : la Classification Internationale des Maladies (CIM ou encore IDT) éditée par l’Organisation Mondiale de la Santé, et le Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux (DSM) issu de l’Association Américaine de Psychiatrie (APA). Une troisième nosographie, de moindre envergure internationale, existe au sujet des troubles de l’enfant et de l’adolescent. Spécifiquement française, il s’agit de la CFTMEA (Classification Française des Troubles Mentaux des Enfants et des Adolescents).

Le principe fondateur des deux nosographies de référence est de réaliser un listing de faits observables par le clinicien (des « items »), avec l’idée que telle « constellation » d’items caractérise tel ou tel « trouble » (« disorder »). Chaque trouble appartient lui-même à une « catégorie » regroupant des troubles connexes ou apparentés. Ainsi, chaque pathologie se retrouve caractérisée dans une catégorie générale (ex : Trouble Envahissant du Développement), puis dans un syndrome particulier appartenant à cette catégorie (ex : trouble autistique, syndrome d’Asperger…) en fonction de ce que constate « objectivement » le clinicien. C’est un système « expert » contenant son propre mode d’emploi pour que chacun puisse s’en servir sans formation ni observation approfondie.
Chacune de ces classifications est mise à jour à intervalles réguliers. Pour cela, trois méthodes sont utilisées : la formation de « task force » regroupant des chercheurs ayant pour tâche de réaliser une revue des articles concernant les maladies mentales, publiés depuis la dernière version. Des recherches internationales de grande ampleur et enfin des « conférences de consensus » visant essentiellement à débattre des modifications à apporter lors de la prochaine version.

Pour la CIM, la dernière mise à jour globale par l’OMS date de 1992. Il s’agit de la CIM-10, c'est-à-dire la 10ème édition du document. Des modifications mineures lui ont été apportées jusqu’en 2006, sans refonte du système ni réelle intégration d’importance. La prochaine version, la CIM-11, en travail depuis plusieurs années, est prévue pour l’année 2015 par l’OMS. Pour le DSM, la version utilisée actuellement en France est le texte révisé de la quatrième édition, c'est-à-dire le DSM-IV-TR (pour « text-revised »). Le DSM-5 a été publié en anglais dans l’année 2013 et est actuellement en cours de traduction française. Enfin, la CFTMEA est mise à jour plus fréquemment ; la dernière version utilisée étant la CFTMEA-R-2012, c’est à dire la révision du texte réalisée en 2012.

Les intérêts et limites du système de classification

Les systèmes de référence ont pour principal intérêt la possibilité de créer du consensus autour des diagnostics. En effet, avant leur mise en place, chaque diagnosticien se basait sur son propre corpus théorique, ce qui freinait les dialogues entre professionnels. Le but d’une nosographie de référence est de constituer une base stable et partagée permettant à chacun de « parler de la même chose ». Par exemple, le DSM propose souvent des quantifications de comportement (ex : « arrivant trois fois au moins dans le mois considéré ») évitant les écueils de vocabulaire(2). Au-delà de cet intérêt général, le DSM et la CIM sont des systèmes « experts », dans le sens où ils proposent une méthode algorithmique de décision inhérente à l’outil lui-même. Cela permet de généraliser une certaine « manière de faire du diagnostic », rendant lisible la démarche diagnostique quelle que soit la formation du professionnel l’utilisant. Enfin, le consensus a pour effet de rendre stables les résultats obtenus, puisque chaque professionnel se sert des mêmes références pour décrire tel ou tel trouble.
Cependant, ces intérêts ne sont pas sans contreparties. Le DSM, notamment, fait l’objet de nombreuses critiques de la part des professionnels (scientistes ou non). Celles-ci peuvent être regroupées en plusieurs « dimensions de critique », chacune répondant au fait que le DSM se déclare « scientifique, athéorique et neutre », c'est-à-dire adapté au mouvement objectiviste de la fin du 20ème siècle :

La scientificité

Nous l’avons vu, la tendance internationale était à la scientificité dès le début des années 80. Le DSM est précisément un héritier de cette recherche sociale d’objectivité scientifique. Dans le but de rendre « scientifiquement valide » le diagnostic, ses concepteurs ont pris le parti de la simplification et du réductionnisme. Chaque comportement humain s’est donc vu « disséqué » en de multiples fragments facilement repérables, afin de pouvoir juger facilement de leur existence ou non dans le « schéma comportemental » de la personne. Par la suite, chaque fragment a été inclus ou non dans un trouble donné, permettant de différencier chaque pathologie au sein d’un ensemble de « constellations de fragments » plus ou moins apparentées.
Ce qui intrigue nombre de chercheurs, c’est que cette méthode se déclare « scientifique » alors même qu’elle n’en aurait que l’apparence. En effet, pour être perçue comme scientifique, une méthode doit répondre à trois exigences : la fiabilité, la validité et la sensibilité.
En ce qui concerne le DSM, le facteur de fiabilité est extrêmement robuste car chaque professionnel se servant de l’outil parvient au même résultat que les autres (c’est la fidélité inter-juges). Toutefois, le critère de validité (« mesure-t-on réellement ce qu’on est censé mesurer ? ») n’est absolument pas rempli, dans la mesure où nous ignorons ce qui constitue une maladie mentale. En effet, toute la clinique est putative, dans le sens où elle ne fonctionne que sur des hypothèses plus ou moins bien établies n’ayant jamais valeur de vérité. Le DSM ne mesure donc pas la maladie mentale mais le comportement qui nous la laisse supposer, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Un critère indirect n’est pas un facteur de validité, surtout lorsqu’il dépend de variables culturelles. Enfin, la sensibilité (« différenciation ») n’est elle-même pas assurée. Un outil diagnostique sensible est un outil dont les critères permettent de différencier deux maladies. En ce qui concerne le DSM, chaque item peut se retrouver dans nombre de maladies, puisque le but premier de la démarche est de simplifier à l’extrême le comportement humain. Que ce soit dans un « trouble anxieux » ou dans une « schizophrénie », nous retrouverons des « comportements d’évitement » par exemple.
Donc, la première critique concernant le DSM (et la CIM, qui s’aligne de plus en plus sur lui) est celle d’une prétention injustifiée à la scientificité. Sachant que c’est cette reconnaissance scientifique qui fonde l’hégémonie actuelle de ces classifications, la critique est d’importance. L’argument peut se résumer ainsi : la classification n’est pas scientifique dans la mesure où elle mise tout sur la fiabilité (chacun atteint le même résultat) au détriment de la validité (parle-t-on vraiment du trouble ou des conséquences qu’on lui attribue arbitrairement?) et de la sensibilité (différencie-t-elle vraiment les troubles eux-mêmes ?). Les tenants de ces critiques considèrent en somme que le caractère essentiellement putatif des étiologies et de la critériologie en psychiatrie empêche, de fait, toute scientificité dans les classifications ; qu’il s’agisse du DSM ou d’autres.

L’athéorie

Le DSM se réfère à l’observation du comportement humain plutôt qu’à certaines hypothèses du fonctionnement mental ou psychique de l’individu. Partant de cette idée, ses concepteurs le disent dénué de toute théorie (athéorique) car basé sur l’observation du réel et non pas sur l’interprétation d’un clinicien inféodé à une école de pensée biaisant son jugement. Cependant, beaucoup de chercheurs mettent en avant l’argument suivant : considérer que la pathologie se « révèle » dans le comportement est, en soi, une théorie très puissante dans la manière de considérer la maladie mentale. Cette idée d’un comportement révélateur n’est pas partagée par toutes les approches, notamment au niveau de la clinique traditionnelle européenne. Par exemple, la psychanalyse considère souvent que le comportement verbal est « manifeste » et se doit d’être interprété pour comprendre le sens « latent » qu’il contient. La phénoménologie, quant à elle, s’intéresse depuis des siècles à la manière dont l’individu construit sa pensée (c'est-à-dire transforme les phénoménalités en événements psychiques). Cela n’est pas observable au travers de grilles préconçues mais uniquement par l’implication du thérapeute avec le sujet, au sein d’un espace de rencontre. C’est une première critique du caractère prétendument athéorique du DSM : il dépendrait bien davantage d’une théorie générale occultant toutes les autres que d’une absence de théorie.
Une seconde critique provient des praticiens de terrain eux-mêmes : nombre de constructions théoriques du DSM se basent sur une conception implicitement organiciste de l’humain. Pour bien saisir cette critique, il faut comprendre que le DSM est basé sur un système multi-axial particulier : chaque situation est décrite sur différents axes ne traitant pas de la même chose. L’axe I traite des « disorders » eux-mêmes, tandis que l’axe II concerne les troubles de la personnalité. L’axe III, IV et V traitent respectivement des problèmes psycho-sociaux, des maladies organiques associées et de l’évaluation globale du fonctionnement du patient. Cette « dispersion » de l’individu en de multiples facettes, observables indépendamment, est en soi une théorie implicite (liée à l’organicisme dominant aux Etats-Unis, cherchant à hiérarchiser les fonctionnements de l’être). Que dire, par exemple, d’une personne manifestant des comportements très obsessionnels alors même qu’elle présente un cancer ? En cotant chaque axe, la personne aura un double diagnostic de maladie somatique et de pathologie obsessionnelle, alors même que l’on pourrait considérer qu’elle réagit de manière obsessive en raison et non pas en plus de son cancer (principe du mécanisme de défense). Cette critique se fonde donc sur la mise en lumière d’une théorie (discrète car globalisée dans l’outil) sur le fonctionnement de l’être humain en général.
En résumé, il est possible de dire qu’aucun système n’est athéorique en soi, dans la mesure où un système est une organisation de pensée fondée sur des croyances ou des principes, aussi discrets soient-ils.

La neutralité

Par neutralité, il faut entendre « absence d’influence sociale ou théorique ». En ce qui concerne les théories, nous avons pu voir que tous les chercheurs et praticiens n’accordaient pas ce crédit à la nosographie américaine. Quant aux influences sociales, les plus grandes critiques vinrent des épistémologues et de la classe politique elle-même.
Les épistémologues en cela que la classification, telle qu’elle se présente, a tendance à « gommer » les différences entre comportement anormal et anomal(3). Il est question ici d’une « pathologisation » des comportements n’appartenant pas à la majorité des personnes. Il y aurait donc influence des conduites sociales dominantes sur la caractérisation des maladies. Cela fait écho aux remarques de certains cliniciens, faisant remarquer qu’un comportement « déviant de la norme » mais n’occasionnant pas de souffrance pour l’individu n’est pas nécessairement pathologique. Il est globalement question, ici, d’une atteinte à la liberté d’être des individus par apposition d’exigences sociales liées à la norme dominante en vigueur.
La classe politique, elle, a exprimé ses craintes sur les conséquences de l’objectivité énoncée par l’APA. Cela a amené un système de soin construit sur l’idée que les compagnies d’assurances américaines ne remboursent décemment que les frais liés aux troubles existant effectivement au sein du DSM (et plus spécifiquement sur l’axe I). Ainsi, l’influence des lobbyistes issus du monde des assurances et de l’industrie pharmaceutique est régulièrement dénoncée au sein des « task force » et des conférences de consensus(4). Cette critique est celle du lobbying industriel sur la pensée de la maladie mentale et de sa prise en charge financière par la société.

Nous voyons que les classifications internationales prêtent à débat et, souvent, à passion. L’intrication des théories sur la santé mentale de l’être humain, de l’étiologie de ses dysfonctionnements et des acteurs socioéconomiques crée des situations complexes. S’il était important de préciser ces points, c’est en raison de leur profonde influence sur la pensée de l’autisme à partir de l’année 1983 (entrée dans les TED). Les modifications des descriptions nosographiques n’ont rien d’anodin au sein de ces outils et nous permettent d’évaluer le devenir d’une pathologie particulière dans la pensée d’une époque.

Nous allons à présent entrer dans le « vif du sujet » : la manière dont l’autisme est classifié dans les deux nosographies internationales, puis dans la CFTMEA.

(1) Littéralement « description de maladie ».
(2) « Fréquent », par exemple, n’a pas le même sens pour chacun.
(3) Un comportement anomal relève de l’anomalie, c'est-à-dire qu’il s’inscrit dans une organisation totalement différente de la norme établie. Un comportement anormal relève de l’anormalité, c'est-à-dire qu’il représente un exemple « extrême » de ce qui existe dans la norme au sens statistique (66,7% de la population).
(4) Plus concrètement, une pression existerait quant à l’entrée ou la sortie de certaines maladies du corpus, en fonction de leur traitement ou de l’existence ou non de molécules agissant sur elles. Une psychothérapie brève basée sur des recherches évaluatives (ou ESP, pour Empiracally Supported Psychothérapy) est en effet réputée moins hasardeuse qu’un suivi au long terme, ce qui en rationalise le financement.