Le stade oral

Le stade oral (0 à 18 mois)

Ce stade psycho-sexuel débute dès la naissance et se poursuit durant approximativement 18 mois. Il inclut donc la position adhésive décrite précédemment, ainsi que la constitution progressive de l’enveloppe psychique du nouveau-né.
Scindé en deux sous-stades, il provient de l’investissement massif de l'énergie psychique du nourrisson dans la sensorialité de la cavité buccale. Ne pouvant rien maîtriser de son environnement (et, au départ, ne le pensant même pas comme environnement au sens propre), il est dans l’illusion de la satisfaction immédiate de tous ses désirs.
La zone buccale est, à cette période très précoce, autant une source de satisfaction nutritionnelle (le lait) qu’une certaine voie d’accès érotique(1) (le contact du mamelon, les caresses). Toute la libido(2) du bébé s’oriente ici vers la recherche et l’assouvissement d’un plaisir oral.

Le stade narcissique primaire anaclitique : de 0 à 6 mois

Nous avons déjà vu que Freud considérait les premiers mois de la vie comme étant le siège d’un narcissisme primaire, au sens d’une certaine indifférenciation entre réalité externe et réalité interne. Le fondateur de la psychanalyse qualifie également cette période d’anaclitique (dépendance totale à l’objet) pour caractériser la situation d’extrême dépendance du bébé vis-à-vis de ses parents.
Cette dépendance serait contrebalancée, selon Racamier, par une séduction narcissique réciproque entre la mère et son enfant. Face à la dépendance, ce sont les parents, et notamment la mère, qui adopteraient une posture d’anticipation permettant de répondre aux besoins du bébé avant même qu’il ne soit en difficulté. C’est par exemple par l’accordage affectif (Stern) que la mère pourrait se lever et se rendre dans la chambre du bébé quelques minutes avant qu’il ne se réveille et n’ait faim.
Cela protège le narcissisme de l’enfant en le plaçant dans la logique du « trouvé-créé », c'est-à-dire en situation de trouver ce dont il a besoin lorsqu’il en a besoin, et donc d’avoir l’illusion de l’avoir créé par lui-même (pensée magique).
Durant les trois premiers mois de la vie, cette posture particulière permettrait de prémunir le bébé d’une trop forte angoisse liée à la séparation. Il conserverait donc, grâce à l’action parentale, une certaine illusion concernant le mélange des réalités internes et externes. Klein parlera de position paranoïde-schizoïde pour décrire cet état de semi-confusion. Au fur et à mesure, l’enfant pourra acquérir une certaine sécurité interne l’amenant à explorer le monde et à prendre doucement conscience de la séparation entre le moi et le non-moi. Cela est à mettre en parallèle avec ce que nous avons décrit précédemment concernant la constitution des enveloppes psychiques et la sortie du narcissisme primaire.
Vers le troisième mois, il sera en mesure de prendre en compte le monde extérieur et notamment son premier objet d’amour (la mère ou le père). Son psychisme étant suffisamment contenu et contenant pour lui permettre un contact sécure avec la réalité extérieure, il sera capable d’adresser un sourire socialisé. Ce sourire, survenant au cours du troisième mois, est appelé le premier organisateur précoce du psychisme car il marque l’accession du nouveau-né au début de la relation objectale (par la reconnaissance de l’existence de l’Autre).

Le stade sadique oral : de 6 à 12 mois

Le développement physiologique et neurologique du nourrisson l’amène à agir de manière plus combative avec le monde extérieur. D’une succion simple, il parvient aux comportements de morsure et de préhension du mamelon. L’apparition des dents et d’un mode oral plus agressif l’amènerait à vivre des fantasmes d’incorporation, à partir de ce que Freud considère comme une pulsion cannibalique.
L’enjeu principal de cette période reste cependant l’apparition d’un écart entre le besoin et sa satisfaction. L’apparition d’un tiers (que ce soit la nourriture, le père, le temps d’attente…) place l’enfant dans l’obligation de prendre conscience de la non-simultanéité entre besoin et assouvissement, ce qui met en péril la séduction narcissique primaire.
Ces frustrations progressives permettront la construction d’une tolérance progressive au manque. Freud parlera de castration orale pour désigner ces passages mettant un terme à l’illusion d’une réalité toute vouée aux désirs de l’enfant. Ce dernier se construisant au travers du manque, il parvient petit à petit à bâtir son identité par des conflits relationnels que ses parents ont pour tâche de mettre en mots. Cette verbalisation permettra de symboliser et de détoxifier les vécus de l’enfant. Cette action est un des principes de la fonction alpha, conceptualisée par Bion. La fonction parentale consisterait en partie à saisir les éléments bêta (angoissants et impensables pour l’enfant), à les penser et les symboliser afin de lui renvoyer sous la forme d’éléments alpha (détoxifiés et pensables par lui). C'est la capacité de rêverie de la mère, réceptive aux fantasmes du nouveau-né, qui permettrait cela.

Avec cette nouvelle situation, l’objet est non seulement reconnu (sourire socialisé) mais également bien mieux identifié. Freud considère que le 6ème mois est le lieu d’émergence de la réelle relation objectale. Mais cette identification n’est pas sans conséquence : prendre conscience que l’Autre est une altérité dont l’action influe sur la satisfaction de nos désirs crée la conscience de la dépendance. Pour cette raison, les analystes parlent de l’angoisse du 8ème mois comme du second organisateur psychique précoce. L’enfant prendrait pleinement conscience de sa dépendance aux parents, ce qui le rendrait particulièrement sensible à la séparation et aux fantasmes d’abandon.
A ce propos, Klein parle de position dépressive pour décrire l’épreuve archaïque qui consiste à tolérer cette dépendance. L’enjeu de cette position est d’accepter l’ambivalence d’une mère vécue comme indispensable pour la survie mais également comme mortifère (puisque détentrice d’un pouvoir de mort sur l’enfant). Ce clivage de l’objet maternel sera dépassé lorsque l’enfant aura investi suffisamment de bons objets pour prendre confiance dans l’avenir et faire confiance aux Autres qui s’occupent de lui.
La position dépressive prend fin avec l’acceptation de cette ambivalence, généralement vers le 12ème mois. Winnicott dira à ce propos que la mère doit être « suffisamment bonne » pour permettre à l’enfant d’être placé face à des écarts (remise en cause progressive du trouvé-créé) ne dépassant pas ses capacités d’intégration. Qu’elle soit trop proche (maintien de la séduction narcissique) ou trop lointaine (frustrations non adaptées) compromettrait l’acceptation de son ambivalence par l’enfant. Cela maintiendrait en effet ses perceptions au stade d’objets clivés (bonne mère nourricière/mauvaise mère mortifère) plutôt que totaux (mère pouvant être bonne et mauvaise).

Nous voyons donc que l’enjeu principal du stade oral, loin de se limiter à l’incorporation nutritive, est la constitution d’un sentiment d’existence personnelle et d’une certaine confiance dans le monde. Par une sortie progressive du narcissisme primaire, l’enfant apprendrait à tolérer le manque et la temporisation de ses désirs au sein d’une relation devenue objectale (l’objet étant perçu comme total et non plus clivé en de multiples objets partiels incarnant chacun une qualité).
De manière plus fondamentale, c’est la construction d’une enveloppe psychique et la prise en compte progressive de la différenciation interne/externe qui se jouerait lors de cette période.

Cela peut expliquer pourquoi une fixation ou une mise en échec de ces enjeux capitaux seraient au cœur de la pathologie psychotique. Cette dernière reposerait en finalité sur une problématique d’enveloppe psychique et de contact/séparation entre les différentes réalités.
Par ailleurs, le non-dépassement de la séduction narcissique primaire entre le parent et l’enfant (vers la fin du 3ème mois) constituerait une base de climat incestuel au sein de la famille. Nous y reviendrons lors de la présentation du complexe d’Œdipe.

(1) Au sens analytique du terme, c'est-à-dire une source de plaisir.
(2) C'est-à-dire, globalement, l’énergie psychique.