Le stade utérin et les deux premiers mois de la vie

Au tout début du développement humain, la relation du fœtus à l’objet est vue comme indifférenciée(1). C’est cette indifférenciation qui amène les analystes à parler de stade pré-objectal ou anobjectal, c'est-à-dire existant avant la reconnaissance de l’objet en tant qu’objet.
Si l’on se réfère aux écrits freudiens, nous voyons que le fondateur de la psychanalyse parle de narcissisme primaire pour décrire cette position psychique du nouveau-né lors de sa vie intra-utérine et durant les premiers mois de son existence. A ce degré très archaïque du développement, le monde n’existerait donc pas, dans la mesure où il serait totalement vécu comme élément interne de la pensée.
Pour Dolto, c’est la naissance de l’enfant qui permettrait d’entamer ce narcissisme primaire. Elle serait une castration ombilicale plaçant les parents et l’enfant devant l’obligation de constater la séparabilité de leurs corps lors de la coupure du cordon. Cette séparabilité serait l’occasion d’une reconnaissance de l’existence individuelle du nourrisson (première différenciation moi/monde) et de sa nature d’être sexué.
Suite à cette castration, le nouveau-né va être dans l’obligation de concilier la découverte de l’existence d’un monde séparé de lui avec la nécessaire protection de son intégrité psychique.
Ce délicat équilibre serait à la source de positions psychiques particulières que nous allons à présent esquisser.

L’identification adhésive et le démantèlement

Nous l’avons vu, la castration ombilicale a permis la conscience d’une certaine séparabilité entre le corps du nouveau-né et l’environnement qui l’entoure (en premier lieu le corps maternel). Face à cette situation, le psychisme va progressivement se constituer un contenant assurant sa continuité d’existence et sa perception de la réalité extérieure. Pour Houzel, ce sont les forces qui animent le bébé de l’intérieur qui vont permettre de constituer une enveloppe assurant la contenance, en l’amenant à percevoir de plus en plus finement les transactions intérieur/extérieur. Cette perception permettra de déterminer les limites, et donc de renforcer petit à petit la base identitaire du futur « moi-sujet » se sentant en lien avec le monde. Freud parlera à ce propos de sortie du narcissisme primaire, c'est-à-dire de la sortie d’une relation d’objet absolument égocentrée pour accéder à une relation d’objet orientée vers l’extérieur.
C’est à ce sujet que Bion conceptualisera la notion d’enveloppe psychique, qu’il compare à la création d’une « peau mentale ». Cette peau aurait pour la pensée la même fonction que celle de la peau physique pour le corps. En effet, la peau physiologique est une structure permettant de séparer l’organisme du monde environnant tout en gardant une fonction de « contact » permettant interaction et sensorialité.
Cette fonction double de séparation/contact sera au cœur du processus d’enveloppe psychique: il s’agit de constituer un « filtre psychique » autorisant le sentiment d’existence individuelle au sein de la réalité du monde (contact) tout en limitant les aspects menaçant l’intégrité psychique par leur brutalité ou leur intensité (séparation).
Dans cette période de constitution d’une identité propre par séparation/contact avec le monde extérieur, le nourrisson pourrait être confronté à des angoisses insupportables. Ces dernières seraient liées à la conscience traumatique du processus de séparation entre lui et ce qui n’est pas lui.
Pour cette raison, il déploierait deux modalités défensives particulières pour s’en prémunir : l’identification adhésive et le démantèlement. Si ces dernières visent avant tout à le protéger, elles permettent en corolaire une certaine structuration de base de la psyché. Cette structuration est fondamentale dans le sentiment d’existence (noyau identitaire) et donc dans les rapports que le psychisme entretiendra avec la réalité extérieure et avec lui-même.

L’identification adhésive
Avant même la constitution d’un moi-sujet différencié du monde environnant, c’est l’identification adhésive qui prédominerait dans le psychisme du nouveau-né. Nous l’avons vu, dès la sortie de la matrice maternelle, le bébé n’est pas en mesure de concevoir le monde comme séparé de lui. Afin de se prémunir contre des angoisses insupportables liées à une conscience trop précoce de sa séparation, il utiliserait ce mécanisme archaïque comme « mise en sécurité psychique ». Ce concept d’identification adhésive, que l’on doit à Bick, décrit donc un processus identificatoire primitif amenant le bébé à une sorte d’agrippement sensoriel lui épargnant les turbulences et désorganisations psychiques liées à son rapport à la réalité extérieure.
S’agripper, coller, adhérer à l’autre pour nier en quelque sorte la séparabilité et stabiliser son psychisme, voici ce qu’est ce mode défensif très utile au jeune sujet. Face à l’expérience brutale de séparation, le nouveau-né se placerait dans une bidimensionnalité psychique où la séparation et l’individuation ne peuvent plus être pensées. En effet, au sein d’un espace à deux dimensions, il est impossible de se décoller ou d’être arraché de l’autre, puisqu’il ne fait plus qu’un avec nous et qu’il n’y a pas « d’ailleurs » où l’on pourrait être. Pour Tustin, cette phase « d’autisme normal » sert au nouveau-né à acquérir suffisamment de sécurité interne pour glisser petit à petit vers une relation objectale, c'est-à-dire différenciatrice entre réalité interne et réalité externe. Ciccone dira que « dès la naissance, l’état psychique du bébé oscille entre une position autistique et une ouverture sur un mode de relation déjà objectal ».

La sortie de cette bidimensionnalité dépend de la construction de la possibilité (notamment par l’action des parents) d’une troisième dimension autorisant séparation et individuation. Ce serait notamment grâce à un maternage suffisamment protecteur pour le bébé que ce dernier pourrait abandonner progressivement son adhésivité pour s’ouvrir à une tridimensionnalité. Cette troisième dimension serait porteuse d’une différenciation moi/autre par la reconnaissance de l’objet externe. En quelque sorte, c’est par la mise en place d’une illusion suffisante, rassurante pour le bébé (maternage évitant des désillusions trop précoces) qu’il sera possible pour ce dernier de s’ouvrir prudemment sur d’autres dimensions psychiques.
Lorsque le bébé ne peut quitter cette adhésivité, celle-ci risque de devenir un mécanisme de défense pathologique maintenant une illusion d’absence de limite entre le moi et les objets. Cette entrave à la constitution d’un noyau identitaire serait particulièrement engagée dans les troubles autistiques précoces.

Le démantèlement
Le démantèlement du self est une notion que l’on doit à Meltzer. Il correspond à un mécanisme défensif primitif visant à suspendre totalement l’attention du sujet. Tout se passe comme si le psychisme perdait son « manteau », c'est-à-dire la force unificatrice permettant aux perceptions sensorielles de se constituer en une image intégrée de l’objet. Chaque sens est conduit, lors du démantèlement, à errer vers l’objet qui est le plus attractif pour lui sur l’instant.
L’objet, au lieu d’exister au sein d’une unification perceptive lui donnant sens(2), est éparpillé en une multitude de fragments. Ces multiples événements unisensoriels ne permettent pas la formation d’une pensée cohérente, ce qui préserve le sujet d’un éprouvé de séparation jugé insupportable. Nous retrouvons ici la « mise en sécurité psychique » qu’effectue le nouveau-né afin que sa conscience de la séparation ne soit pas trop brutale. Il n’est pas encore question d’un clivage, dans la mesure où le démantèlement ne scinde pas l’objet : il l’empêche radicalement d’exister en tant qu’objet porteur de sens en le transformant en une constellation sensorielle hétéroclite.

Palacio-Espasa parle d’une simplification mutilante pour décrire cette « explosion » de l’objet complexe en de multiples fragments aisément reconnaissable par le bébé, et donc plus sécurisants au sein de sa réalité. S’il devient impossible pour le bébé de penser de manière cohérente (c’est donc une mutilation psychique), cela le prémunit totalement de l’angoisse et de la peur. Le démantèlement, en tant que processus totalement passif, est en effet un état dénué d’angoisse dans la mesure où celle-ci n’a pas de possibilité d’existence au sein de la constellation sensorielle qu’est devenue la pensée. L’enfant, en se mettant dans l’impossibilité complète de pouvoir penser, s’épargne de fait la souffrance du contact avec un monde différencié de lui.
Au sein de ce mécanisme défensif de démantèlement existent deux « manœuvres » particulières, basées sur un agrippement auto-sensuel. Leur but est précisément de suspendre la possibilité de survenue de l’angoisse. Il s’agit de l’immobilisation et de la mise en mouvement perpétuel.

L’immobilisation
Il s’agit d’une suspension du sentiment d’existence par un agrippement à une sensation. Cette sensation peut être de nature proprioceptive (sensibilité interne) ou kinesthésique (mouvements du corps). L’éprouvé de séparation est aboli par cet agrippement suspendant radicalement la pensée. Certains auteurs parlent de l’immobilisation comme d’une terreur muette pour décrire la fuite radicale de l’angoisse qu’elle représente pour le psychisme.

La mise en mouvement perpétuel
Elle est constituée de balancements, de stéréotypies, de rythmies motrices, voire d’automutilations.
La fascination ressentie pour les sensations ainsi provoquées serait liée à la protection qu’elles offrent face à un éprouvé de dispersion potentiellement insupportable. Ce type de vécu dispersif donne d’ailleurs lieu à des recherches de contenance externe, notamment via des enlacements ou par la volonté d’être très fortement serré. C’est par exemple le cas lorsqu’un bébé semble en souffrance lorsqu’il se retrouve nu. Le fait de le serrer dans ses bras et de l’enlacer permet de lutter contre une dispersion très angoissante pour lui (dispersion liée à une fragilité de son enveloppe psychique que les vêtements compensaient en lui offrant la possibilité de ressentir un contact porteur de contenance au niveau de la peau).
Ces deux manœuvres peuvent coexister au sein du démantèlement, provoquant des allers et retours entre une suspension totale de la pensée (immobilisation) et une hyperfocalisation (mise en mouvement) ayant toute deux pour but de ne pas rendre possible la survenue de l’angoisse.

C’est par l’accordage affectif, le portage, le soutien, l’interpénétration des regards (etc.) que le jeune bébé pourra sortir de ces positions défensives pour tolérer de plus en plus longtemps l’angoisse de séparation qui l’étreint. Une fixation rigide et mortifère à ce type de défense se retrouverait dans les pathologies telles que l’autisme infantile précoce, où l’on observe des adhésivités et des démantèlements visant à délier la pensée pour ne plus ressentir d’angoisse d’anéantissement propre à ces vécus archaïques.

(1) C'est-à-dire qu’il n’y a aucune différence entre réalité intérieure (pensée) et réalité extérieure (environnement). Le fœtus se vivrait et vivrait son environnement comme une seule et même chose.
(2) Par exemple, un être humain est source d’odeurs, de sons, de chaleur, d’images (etc.) qui le constituent en tant qu’être humain dès lors que ces perceptions s’unifient au sein du psychisme pour lui donner une existence cohérente.