Comment marcher avec des ailes de géant?
Comment marcher avec des ailes de géant ?
Un abord poétique de la dimension imaginaire du trouble délirant
Lucas Bemben, Psychologue clinicien
Au sein des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, il n’est pas rare de rencontrer des personnes manifestant ce qui est communément nommé un « trouble délirant ».
De manière générale, ce trouble se caractérise par des idées délirantes, c'est-à-dire des convictions irréductibles et inébranlables correspondant à une conception fausse de la réalité. Il ne s’agit pas d’erreurs car ces dernières pourraient alors faire l’objet d’une remise en cause lorsqu’elles se confrontent à la preuve convaincante de leur inadéquation. Ici, la conviction reste inattaquable malgré la multiplication des arguments cherchant à la moduler. Ainsi, telle personne croit-elle être persécutée par son entourage, tandis que telle autre explique que ses pensées sont régulièrement volées, divulguées ou manipulées à distance par autrui. D’autres encore peuvent être plongées dans le registre du bizarre et développer des propos aussi décousus que fantastiques.
Quelle que soit la nature de ces productions de l’esprit, il s’agit toujours d’un fonctionnement que l’ensemble de l’entourage identifie comme éloigné de la réalité. L’être qui délire rejoint en cela l’étymologie latine du terme, « delirare », qui signifie « sortir du sillon ». Sa pensée n’est plus guidée, marquée par cette empreinte commune qui constitue le socle de nos représentations partagées.
Aujourd’hui, le trouble délirant est bien connu et a fait l’objet d’un certain « décorticage positiviste », notamment depuis l’essor de la psychiatrie du 20ème siècle. Le degré de systématisation de son organisation est décrite, de même que ses mécanismes (distorsion du jugement, altération de perception, influence, imagination…) et ses thèmes (persécution, grandeur, mysticisme, hypocondrie, négation…). Ce signe clinique, parmi les plus bruyants et connus du grand public, ne saurait à ce jour émerger chez un sujet sans qu’une analyse approfondie de son déploiement ne soit menée.
Par ailleurs, depuis les années 50 et la découverte des neuroleptiques, un traitement médicamenteux est quasi-systématiquement mis en œuvre en vue de le réduire, voire de l’abolir.
Les avancées contemporaines en termes de neurosciences créent enfin des pistes de recherche supplémentaires dans le domaine de la conscience, et donc de la compréhension de ses troubles. Le modèle d’ « espace de travail neural global » de Dehaene est à ce propos très représentatif des efforts consentis pour tenter de bâtir une représentation objectiviste des constituants de la pensée humaine.
Face à l’épistémè sous-tendant la discipline médicale du 21ème siècle, il paraît pourtant essentiel de ne pas perdre de vue la multi-dimensionnalité du trouble délirant. En effet, la tentation du réductionnisme semble nimber les recherches actuelles, avec pour péril une perte insidieuse de tout une strate de sens.
Le délire, en tant que signe et symptôme d’une maladie mentale, doit effectivement faire l’objet d’une attention particulière et d’efforts conséquents pour en soulager les personnes atteintes. Cependant, ce but ne doit pas nous faire perdre de vue l’écueil de la normativité à outrance, ni même celui d’un certain contrôle social (et donc politique) de la pensée humaine.
Si le délire doit s’éteindre, c’est en raison de la nécessité de soulager le sujet de la souffrance qu’il suscite ou dévoile, et non pour le faire réintégrer une norme ou soulager le reste de l’humanité d’un inconfort ressenti face à un mode d’appréhension du réel radicalement différent du sien. Dans ce registre sensible qu’est « l’idée incontestablement fausse », il est toujours utile de se rappeler, par exemple, que si l’église romaine avait disposé de neuroleptiques il y a quelques 400 ans, Galilée aurait sans doute bénéficié d’un traitement pour « délire héliocentrique ». Dans une époque bien moins ancienne, le stalinisme et les internements politiques qu’il a rendus possibles sont également des mises en garde à ne jamais oublier.
Or, s’il est une religion ou une doctrine contemporaine cherchant à décrire le réel et à la maîtriser, c’est bien dans la science qu’elle peut être décelée, même si ses prêtres arborent aujourd’hui des vêtements cérémoniels moins visibles (et sans doute plus faciles à stériliser). La blouse blanche du scientifique comporte aujourd’hui le pouvoir de vérité que la chasuble du moine ou le grade politique du leader conféraient jadis. En outre, que le livre saint soit davantage nosographique que cosmogonique ou politique ne lui retire en rien la dimension de danger totalitaire inhérente à un usage universaliste et intransigeant.
Il ne s’agit pas ici de combattre la science en tant que méthode car elle est indissociable des progrès de l’humanité et d’une compréhension plus juste de notre monde interne et externe. Dans le domaine de la psychiatrie, l’approche objectiviste a sauvé nombre de vies et permis une réadaptation sociale des personnes qui, jusqu’alors, étaient considérées comme perdues car trop envahies par les délires. Les démarches de remédiation cognitive qui se déploient actuellement sont d’ailleurs porteuses de grands espoirs pour des milliers de personnes en difficulté.
Il est en revanche question de mettre en doute l’idéologie qu’elle peut véhiculer à son insu, venant réduire peu à peu l’être humain à une « machine consciente » dont il suffirait de comprendre les rouages organiques pour pouvoir soigner ses pathologies mentales. Le fait que l’économie (entité se rapprochant peut-être le plus d’une déité majeure au 21ème siècle) se saisissent de cette opportunité pour considérer la santé comme un coût quantifiable ne joue pas non plus en faveur d’une hégémonie de cette approche. L’état alarmant des structures psychiatriques après trente années de taylorisme forcené est suffisamment éloquent pour ne pas avoir besoin d’en dire plus.
En ce qui concerne le trouble délirant, il nous semble donc primordial de ne pas oublier qu’il ne saurait se réduire à un ensemble de modifications cérébrales, qu’elles soient structurelles ou fonctionnelles. Il ne s’agit pas plus d’une conduite simplement descriptible en termes de mécanismes, de thèmes ou d’organisation. En tant que production de pensée, il est un acte humain, et en cela un acte complexe au sens que Morin donne à ce terme. S’il comporte effectivement une dimension biologique et un système de manifestation définissable, il dépasse ces dimensions au sein d’une strate de savoir dépassant nos connaissances contemporaines.
Dans cet abord des choses, il est par exemple possible de voir dans le délire l’existence d’une dimension poétique. Reconnaître et penser cette dernière constitue une manière de promouvoir une approche humanisante de cette manifestation psychique.
Dans ce but, nous proposerons un regard sur le délire ne s’intéressant pas à sa description formelle ni au sens particulier qu’il peut prendre pour l’individu qui le présente. Nous chercherons plutôt à montrer qu’il est possible de le voir également comme une entité phénoménologique s’inscrivant dans le registre plus vaste de l’imaginaire humain et de la poésie qu’il recèle.
En cela, la notion d’imaginaire radical de Castoriadis paraît intéressante à considérer.
Cette notion ayant fait l’objet d’une présentation détaillée dans une précédente publication[1], nous nous contenterons d’en définir les bases afin de clarifier nos propos ultérieurs.
Pour Castoriadis, la production imaginaire n’est pas isolée de la perception quotidienne comme un rêve le serait du monde réel. Bien davantage, l’imaginaire constitue la force permettant à la réalité d’exister, c'est-à-dire la vis formandi présidant à la construction de notre monde interne. Il est en cela « radical », au sens que Marx donnait à ce terme[2].
De manière générale, cela consiste à dire que l’homme est soumis en permanence à un flux de stimulations sensorielles. A chaque seconde, nos sens sont littéralement bombardés de sensations : la lumière, la pression, la température, la couleur, la texture, la forme, le son ou encore le goût ne représentent qu’une infime parcelle de tout ce qui s’offre à notre corps à chaque instant.
Dans ce magma, nous sélectionnerions des formes et des motifs nous permettant de donner aspect et sens à ce qui nous entoure. La réalité, dans cette vision des choses, est un ensemble de strates magmatiques sélectionnées parmi le maelström sensoriel et nous permettant de donner forme au monde.
Ainsi, pour Castoriadis, l’imaginaire ne revêt pas le sens qui lui est donné dans la philosophie classique. En effet, dans l’abord traditionnel, particulièrement bien illustré par Sartre, imaginer un objet revient à le néantiser. C'est-à-dire que l’homme ferait un effort d’imagination pour construire un simulacre mental de l’objet, sans que la forme réelle de cet objet n’en soit affectée car elle existe indépendamment de l’homme qui l’imagine.
Cette distinction entre objet du monde réel et objet de réalité interne rejoint la théorie platonicienne des Formes, pour laquelle l’Eidos (c'est-à-dire le réel) est une perfection impossible à appréhender totalement par l’homme, condamné à se contenter de l’Eidonon (c'est-à-dire le simulacre de réalité), qui n’en est qu’une pâle perception imparfaite. Dans l’abord classique, l’imagination relève de l’eidonon et ne saurait accéder à la vérité de l’eidos.
A contrario, la philosophie de Castoriadis nous amène à percevoir l’imaginaire non pas comme une pensée qui s’évade du réel mais bien une activité fondamentale du psychisme qui construit ce réel en permanence. En effet, l’imaginaire n’est pas un cas particulier de pensée dans cette théorie, mais plutôt la condition première de la pensée. C’est parce que nous imaginons le monde qu’il prend forme, et parce que nous l’imaginons avec les représentations sociales-historiques dont nous avons héritées que nous pouvons partager ces formes entre humains en raison de leur similarité relative.
De manière métaphorique, nous pourrions dire que si l’esprit humain est un vaisseau parcourant l’océan de sensations du monde, alors l’imaginaire radical serait non pas le bois du vaisseau ou la longue-vue du capitaine, mais tout simplement le vent dans les voiles et le courant dans les flots, c'est-à-dire la force qui permet de fendre la mer et de naviguer malgré ses vagues immenses et changeantes.
De manière plus philosophique, cette théorie de l’imaginaire nous dit donc que le réel n’est pas un existant mais un construit, en cela qu’il prend la forme de multiples réalités imbriquées, extraites d’un magma en mouvance perpétuelle autour de l’homme. Cela revient à dire, avec Aristote, que l’homme pense les formes dans les phantasmes, et non les phantasmes à partir des formes.
Ainsi, l’imaginaire radical nous semble-t-il à même de promouvoir une pensée humanisante du trouble délirant, car il le situe non pas au niveau d’une anormalité de la pensée mais bien à celui d’une anomalie, c'est-à-dire d’une manifestation naturelle bien qu’atypique de l’effort mené pour saisir quelque chose de la réalité qui nous entoure.
Si le positivisme cherche à réduire le réel du délire à des composantes et des déterminants de plus en plus précis, il nous semble que ceci laisse échapper de multiples dimensions de sa réalité. Le délire est certes dépendant du substrat cérébral de celui qui le manifeste, tout comme son expression répond à des motifs et à des modes d’organisation spécifiques ; cependant, le réduire à ceci reviendrait à décrire un tableau en décomposant ses molécules et en analysant les mouvements de pinceau de l’artiste. Cela est certes intéressant mais ne vient pas tout dire de l’œuvre, loin s’en faut !
Si nous voyons le délire comme une production de l’esprit, alors nous le voyons en premier lieu comme une production de l’imaginaire car c’est ce dernier qui constituerait la force de création permettant aux pensées de prendre forme et aux formes d’être pensées.
En tant qu’entité imaginaire, il comporte donc une dimension poétique, au sens propre de ce terme.
Le terme de « poésie », en effet, provient du verbe « poiein », qui signifie « faire, créer ». Le poète est un créateur de mondes, qui prennent vie sous sa plume en raison de mots qui disent davantage que leur sémantique en raison de leur choix, de leur agencement et du rythme qui les scande.
Quelle plus belle et plus juste définition de l’esprit humain, que cette poésie qui le donne comme le créateur de la réalité au sein de laquelle il existe ? Qui définit son langage et ses variations comme une porte menant à l’infinité des mondes qu’il peut faire naître ?
Le délire peut être vu comme un poème. Comme tous les poèmes, nous pouvons en analyser l’encre, les figures de style ou encore la métrique, mais cela ne nous permet pas d’en dire la totalité.
Il y a, dans chaque idée et chaque mot prononcé par la personne qui délire, quelque chose de la force fondamentale qui lui permet de donner sens et forme au monde. Leur sémantique importe, bien entendu, mais aussi leur agencement, leur souffle, la tonicité de leur accent ou même la puissance lexicale qui est la leur au regard de la langue et de la culture du sujet. Tout ceci concourt à donner un sens singulier à la production délirante, et donc à la constitution de la réalité qu’elle dévoile.
Le délire n’est pas ici une « néo-réalité » comme on peut l’entendre parfois, car cela supposerait qu’il existe une strate de réel stable et partagée par tous. Or, rien n’est moins sûr car nous partageons notre monde grâce aux mots, qui restent dépendants de la personne qui les prononce mais aussi de celle qui les entend. Green l’avait bien dit : « La pensée vole tandis que les mots vont à pieds, voilà le drame de l’écrivain ». Peut-être est-ce aussi celui de tout homme, qui se voit amené à partager sa réalité avec les autres sans garantie qu’elle existe dans leur esprit de la même manière qu’elle se déploie dans le sien. Plus qu’une « néo-réalité », nous voyons donc dans le délire une « réalité tourmentée », qu’il s’agit donc de soulager de sa part de souffrance sans pour autant en dénaturer la nature profondément humaine de construction du monde.
Ainsi, par cet abord, le délire peut être vu non pas seulement comme un déficit ou une altération de régulation du monde interne, mais aussi comme un acte de création amenant la personne à explorer des strates magmatiques atypiques.
Il est donc à soigner en tant que vecteur de souffrance, mais aussi à respecter par un effort contre le réductionnisme déshumanisant, car doit être tenue en haute estime toute pensée cherchant à avoir une prise sur le monde.
Reconnaître le trouble délirant comme une manifestation poétique de l’esprit revient aussi à considérer que les poètes peuvent, à leurs manières, en dirent quelque chose de profondément juste. Les mots de Baudelaire, par exemple, décrivent merveilleusement bien cette lutte que mène le sujet délirant lorsque son imaginaire flamboyant vient se confronter à la réalité communément partagée.
L’albatros, dans cette optique, est un poème aussi sublime au niveau de la langue qu’il peut être pertinent au niveau de la clinique du sujet.
L’albatros
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage,
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches,
Comme des avirons traîner à coté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées,
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Le sujet présentant un trouble délirant n’est-il pas, à sa manière singulière, un géant de l’imaginaire porté par des ailes trop vastes pour simplement marcher sur le vaisseau des pensées communes ?
Sous ce regard, il devient possible, et même essentiel, de saisir qu’il ne s’agit pas de briser ces ailes qui l’emmènent pour l’heure trop haut, trop loin ou trop fort. Il est davantage question de lui fournir une aide à même de lui permettre de voler assez près des gréements pour ne pas être victime de vents trop violents, sans pour autant le condamner, par une vision réductrice ou politiquement totalitaire, à ramper sur un morne sol de rationalisme stérile.
Baudelaire, encore une fois, exprime toute l’importance d’un imaginaire rasséréné sans être mutilé. Dans son Élévation, il nous livre une vision de l’homme qui pourrait être celle que cherche à atteindre le sujet délirant sans y parvenir.
Élévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées.
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui emplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
− Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
Peut-être est-ce là le sens de notre action auprès des personnes présentant un délire : les accompagner dans leur recherche d’une réalité qui leur convienne, dans un azur où se déploient leur liberté et leur bien-être, et non pas les contraindre à une inscription forcée dans une réalité qui n’existe finalement que dans les rêveries totalitaires d’un monde que l’humain subit plutôt que construit.
En cela, le positivisme est certes un des moyens d’accompagner les personnes manifestant cette problématique, mais pas une fin en soi. Cette dernière ne peut être qu’humaine et complexe, à l’image de ceux qui la présentent.
[1] Bemben, L., L’ontologie imaginaire de l’être, présentation du concept de radicalité imaginaire de Cornélius Castoriadis, Psymas.fr : mars 2014.
Accessible en ligne : http://cms2.psymas.fr/sites/all/modules/philosophie/ecrits/Ontologie.pdf
[2] En stipulant notamment « qu’être radical, c’est prendre les choses à leurs racines ».