La poéthique de l'imaginaire

 

La poéthique de l’imaginaire
Lucas Bemben, Psychologue clinicien

Lors de précédents écrits, nous avions tenté de présenter une manière particulière de penser l’imaginaire de l’homme[1], puis de montrer la dimension poétique qui pouvait en être explorée[2], ainsi que les singularités dans la temporalité humaine qu’il pouvait produire[3].
Ces textes exprimaient la possibilité de considérer l’être humain comme un créateur : celui de sa réalité -unique et pourtant multiple dans sa mouvance perpétuelle- mais aussi de lui-même au travers de ces mondes qu’il générait et dans lesquels il se donnait à lui-même comme nouveau, à chaque instant.

Si ces mots nous semblent importants, il apparaît qu’ils ne disent que fort peu de choses de l’éthique qui découle de cette vision. Qui en découle autant qu’elle la constitue et lui donne sens, en réalité.
Cette absence, cette carence dans la présentation de notre pensée, ne provient pas d’un manque d’envie mais d’une difficulté intimidante : celle de circonscrire dans des mots la force vive de ces réalités qui nous paraissent justement en être le flux et le souffle.
En un mot comme en cent : comment décrire ce que nous estimons être une dimension de la vis formandi de la pensée humaine, avec comme seul et fragile outil cette pensée elle-même ?

Pour autant, il nous paraît essentiel, avant d’aller plus loin dans nos travaux, de dire quelque chose de cette éthique de l’imaginaire que nous tâchons de déployer lorsqu’il s’agit de parler de l’homme.
Pour ce faire, il semble peut-être judicieux de présenter nos conceptions par contraste, c'est-à-dire en désignant ce que n’est pas cette éthique, pour mieux la faire apparaître.
Il s’agit ici d’un portrait à l’image des ombres chinoises, qui existent dans des lumières qui les dessinent précisément parce qu’elles ne sont pas elles. Par la diffraction du jeu d’ombres, nous espérons parvenir à esquisser la portée d’une éthique qui trouve sa définition dans des mots simples (« l’éthique de l’imaginaire, c’est celle d’une rencontre authentique avec l’autre et avec son monde ») mais d’autant plus redoutables que leurs implications sont profondes et complexes.
Cette manière de faire ne doit cependant pas nous amener à oublier qu’il s’agit de porter un regard à volonté déterministe sur ce qui est de l’ordre de l’indéterminable en raison de l’évanescence de son objet. Il s’agit donc moins de décrire que d’esquisser, moins de présenter que de faire saisir ce qui nous paraît essentiel dans l’affirmation d’une rencontre humble et authentique avec l’autre.

L’éthique de l’imaginaire n’est pas une éthique du savant et de la vibration.
Par ces termes, nous cherchons à dire qu’elle ne crée pas de l’inerte, du tangible dans lequel les concepts et les idées se transformeraient en un lac serein dont nous pourrions suivre les ondulations paisibles en y plongeant notre esprit.
Il est question d’une éthique non pas du savant mais du vivant, non pas de la vibration mais du vibrant : une éthique de la flamme vive qui se métamorphose sans cesse au gré des courants et des magmas que les esprits humains produisent en se rencontrant !
Par et à travers cette éthique, nous cherchons à accueillir l’autre en tant que créateur de son propre univers. Cela nous impose, au sein de nos propres strates de création, de nous laisser libres d’y voguer selon ses invites, sans en figer un seul instant car nous détruirions alors le lieu même où nous étions à la fois conviés et hôtes.

L’éthique de l’imaginaire n’est pas un pouvoir sur le monde des idées.
Elle n’est donc pas une éthique de l’espace qui, dans ses quantifications conceptuelles, maîtrise et contrôle, fige le temps et ne peut y être que déployée, déjà présente avant même l’orée de la rencontre.
C’est une éthique non pas du pouvoir mais de la puissance, non pas du monde des idées mais du monde de l’humain. Elle est donc éthique du temps et de la durée vécue, qui accueille ce qui s’expose de et en l’autre autant que de et en nous-mêmes : un déploiement jamais déployé car il est question de son mouvement et non de son produit.
Il s’agit donc d’une puissance de l’homme qui vit, et non d’un pouvoir sur l’homme qui pense. Elle n’est ni savoir ni contrôle, mais découverte et lâcher prise face à l’impromptu et au surprenant.
De cette position, elle ne parle alors pas de l’homme qui cherche à prouver que son acte est juste ou bon : elle part de l’homme qui éprouve avec son être entier la justesse profonde de la présence de ses mondes parmi les mondes des autres présences.

Elle n’est pas une éthique de l’aiguille, traversant l’horloge de notre cadran psychique.
Elle ne trouve pas de sens dans cette aiguille qui indique, hors scansions et rythmiques subjectivantes, des repères donnant une signification illusoire au monde d’autrui. Elle n’est pas plus cette aiguille qui retire l’homme et sa pensée du temps vécu, dans le but absurde et paradoxal de mieux les concevoir. Ce serait oublier que ce faisant, elle extrairait l’humain de sa condition première qui est celle d’une équinoxe de devenir, d’un à-être, d’une infinité de mouvements et de durées !
Elle ne peut pas être telle, car comment pourrait-elle alors penser l’homme comme créateur tout en lui dérobant la durée propre et unique de sa création ?

Ce n’est pas une éthique de l’aiguille car son nébuleux objet est l’écoulement du temps que cette dernière cherche en vain à contrôler, à cantonner à des sections brutales. Elle ne s’attache pas au symbole mais au symbolisé, c'est-à-dire au mouvement, qui seul permet le surgissement, l’inattendu, le jaillissement de la pensée. Qui seul dit quelque chose du monde et de nous-mêmes dans l’acte sans fin d’une création de réalité !
Elle est éthique du temps et en cela n’en mesure aucun, sinon tous à la fois dans une durée emplie d’impensables qui est celle de la rencontre elle-même.

L’éthique de l’imaginaire n’est pas une éthique de la vie mais une éthique vivante.
Une éthique non pas de ce que fait ou devrait faire l’homme, mais de l’homme qui se fait homme à chaque instant, à chaque pensée, dans ses bouillonnements et hargnes intimes, dans ses esquives subtiles et ses souffrances diffuses, dans les lumières de ses joies profondes et les ténèbres de ses douleurs insupportables : dans l’infini des mondes, finalement, qui se crée lorsque deux êtres partagent les leurs.

Elle n’est pas plus une éthique du raffinement, car elle fuit les pensées mortes et les mots ciselés, tous ces savoirs solides qui ont l’élégance du dire sans avoir le sublime du « presque saisi ». Elle ne recherche pas le chatoiement d’un joyau de langage mais le gouffre situé entre les mots, entre les êtres, qui suscite ce vertige immense lorsque deux univers se parlent.
Pas une éthique de la joaillerie donc, mais celle des diamants bruts qui éprouvent plutôt que prouvent, qui saisissent davantage que ne comprennent ; qui vibrent au-delà de l’esthétique d’un propos d’orfèvre. Une flamme nue se donnant pour but d’illuminer la ligne de faille des êtres qui s’entrechoquent et s’entremêlent, plutôt qu’une torche de sémantique voulant éclairer une portion d’espace rendue morte par un temps sans durée.

Il s’agit d’une éthique où l’inefficacité opérationnelle n’est pas déplorée mais recherchée, car elle protège la pensée d’une claustration de mouvement.
Immobiliser et scruter un instant aussi fugace et incessant que peut être celui de la création, c’est le briser et non le dévoiler. Il ne s’agit pas ici d’enfermer l’oiseau dans une cage de mots mais d’admirer ses battements d’ailes et de respecter, profondément, la liberté d’envol qui est la sienne et donc la nôtre.
Il nous semble alors possible, par et dans cette éthique, d’approcher une pensée de l’homme comme fin, comme fin première plutôt qu’ultime, et non comme un objet de maîtrise cherchant en finalité la quiétude des systèmes devenus las d’y briser leurs mâchoires déterministes.

C’est une éthique qui s’accommode donc mal des visées universalistes, des impératifs catégoriques et des convictions globalisantes. Cela est d’autant plus vrai qu’elle ne dit ni n’affirme rien.

Si elle ne dit ni n’affirme rien, c’est justement pour mieux dire que rien ne peut être affirmé pour tous !
Les bribes de ces actes de contact qui font sens et portée, la singulière mélodie de la justesse dans la rencontre, ne portent à l’oreille que de ceux qui les posent, les apposent, les composent, les décomposent et les recomposent sans répit et sans repos, au gré de leurs réalités intimes et mouvantes…
Mélodie à peine perçue, d’ailleurs, qu’elle est déjà mourante, métamorphosée en une sourde mélopée attendant le nouveau sursaut, la nouvelle fulgurance de sens dans le contact!
Ce n’est pas une éthique des voix mais une éthique du souffle qui les porte et les mêle.

Est-ce à dire, alors, qu’il s’agit d’une éthique nihiliste, d’un triste et désabusé parangon de l’insignifiance, ou même d’un mur d’absurde érigé en ultime frontière de la pensée ?
Loin s’en faut !
Là où le nihilisme clame que rien n’est important, elle montre que tout l’est, à ce point justement que cette extrême signifiance est une strate de complexité irréductible au langage. Ce dernier n’en saisit que les éclairs épars et non le fantastique ciel d’orage dans lequel ils prennent naissance.
Là où l’absurde est un effondrement du sens, elle est non pas une conscience-vaisseau qui cherche à désignifier, mais un regard sur la mer qui porte le sens de la rencontre et dans laquelle elle baigne et se meut. Une mer si évidente, si profondément humaine et présente que son existence en devient une banalité.
Une banalité, certes, mais qui ne doit le camouflage du dérisoire qu’à l’habitude de cet inouï qui advient lorsque deux créateurs joignent leurs forces vives dans la rencontre.

L’éthique de l’imaginaire, finalement, est à l’éthique classique ce que la poésie est au langage : une création incessante qui se veut puissance et non pouvoir, exploration et non savoir, mouvement et durée plutôt qu’inertie et espace. C’est l’éthique d’une rencontre vue comme l’immanence d’un instant à jamais renouvelé car ayant pour seule constance son inconstance. Non pas un territoire ou une frontière sur une carte mais la volonté de laisser couler leurs encres sans entrave.

C’est une poétique, une rhétorique. Elle ne comprend rien, ne prévoit rien et ne maîtrise rien : elle permet, elle saisit et lâche prise.
Elle s’occupe de mouvements et d’interstices, d’une évanescence que ne permettent les mots toujours trop abrupts, trop rugueux dans la mutilation qu’ils imposent aux signifiés.
Alors elle les use, ces mots, jusqu’à la corde. Elle les use pour tenter d’en extraire une quintessence signifiante et de devenir non pas simplement une éthique et une rhétorique mais les deux en même temps et tant d’autres choses encore : elle se veut poéthique.
Un concept-valise, entremêlant des sens parmi les sens, des strates parmi les strates, tissant des liens toujours plus vivaces et complexes. Des liens à son image, qui est celle de l’homme en présence de l’homme.

Dans cette poéthique qui n’est que l’acceptation, totale et absolue, que l’homme est homme car il naît au sein de ses mondes en permanence, dans cette durée qui s’éprouve sans être mesurable, nous cherchons. Nous espérons saisir cet autre qui possède ce que tous possèdent: l’inouï et le surprenant, c'est-à-dire la puissance d’être libre.
Cette quête semble essentielle car elle rappelle que la pensée de l’humain ne peut se définir par des concepts, puisque la définir revient en finalité à la finir, c'est-à-dire tuer l’homme lui-même dans sa nature profonde de devenir.
L’homme libre n’est pas : il devient. Dans ses durées intimes, dans un espace dont la spécularité ne réduit que le reflet de son imaginaire et non l’infinité de sa source.
Si la rencontre est essentielle, c’est qu’il s’agit moins de dire l’homme que de le vivre, moins de le prouver libre dans le propos que de l’éprouver comme tel à son contact. Moins de nous sentir libres dans nos mots que de l’être dans notre rapport aux mondes qui se déploient devant nous et à travers nous.

Peut-être est-ce la meilleure des esquisses, pour cette éthique qui s’appuie, qui s’enracine et qui s’abreuve à l’idée que l’homme est le perpétuel créateur des réalités qu’il se donne à vivre et offre aux autres : l’éthique de l’imaginaire est celle d’une liberté vive et vibrante.
Une liberté d’humain qu’on découvre et explore tout en découvrant et explorant la nôtre, et non pas construite dans le bruissement feutré des pages rassurantes.

Voilà ce qui nous permet de dire que l’éthique de l’imaginaire est celle d’une rencontre authentique avec l’autre et avec son monde.

Que pourrait-elle être d’autre, finalement ?